GURDJIEFF portrait

"Peu d'hommes "existent",
peu ont une âme "immortelle"."

Monsieur Georges Ivanovitch GURDJIEFF

portrait par Julius EVOLA

Suivi de l'histoire "Le Magicien et les Moutons"



Monsieur Gurdjieff

par Julius Evola (publié une première fois dans: Roma, 16 avril 1972; première publication de cette traduction française par Gérard Boulanger: L'age d'or, printemps 1987)

Il est rare qu'apparaissent à notre époque - où ils courent le risque d'être confondus avec certains mystificateurs - des personnages qui nous fassent toucher du doigt de façon inquiétante ce à quoi s'est réduit, métaphysiquement parlant, l'existence de la grande majorité des gens.

A cette catégorie appartient, sans l'ombre d'un doute, le "mystérieux Monsieur Gurdjieff", à savoir Gerogej Ivanovitch Gurdjieff. Le souvenir de sa présence et de l'influence qu'il exerça est encore vif, bien qu'il soit mort depuis de nombreuses années, comme en témoignent les ouvrages qui lui ont été consacrés et même les romans où il figure sous un autre nom. Louis Pauwels, l'auteur du Matin des magiciens, a pu écrire un volume de plus de cinq cents pages, qui a fait l'objet de deux éditions successives, où il a recueilli un grand nombre de documents - articles, lettres, souvenirs, témoignages - le concernant. De fait, l'influence de Gurdjieff s'étendit aux milieux les plus divers: le philosophe Ouspensky (qui, á partir de sa doctrine, écrivit un ouvrage intitulé Fragments d'un enseignement inconnu, ainsi qu'un autre, L'évolution possible de l'homme, dont une traduction italienne est annoncée), les romanciers A. Huxley et A. Koestler, l'architecte "fonctionnaliste" Frank Lloyd Wright, J.-B. Bennet, disciple d'Einstein, le docteur Wakey, l'un des plus grands chirurgiens new-yorkais, Georgette Leblanc, J. Sharp, fondateur de la revue The New Statesman: tous eurent avec Gurdjieff des contacts qui laissèrent des traces.

Notre personnage apparut pour la première fois à Saint-Pétersbourg, peu avant la Révolution d'Octobre. On ne sait pas grand chose de ce qu'il fit avant: lui-même se bornait à dire qu'il avait voyagé en Orient à la recherche des communautés qui gardaient en dépôt les restes d'un savoir transcendant. Mais il semblerait qu'il ait été également le principal agent tsariste au Tibet, qu'il avait quitté pour se retirer dans le Caucase où il fut, étant enfant, le condisciple de Staline. En France, et ensuite à Berlin, en Angleterre et aux États-Unis, il s'était consacré à l'organisation de cercles qui suivaient ses enseignements, cercles intitulés "groupes de travail". Un éditeur français qui se retirait des affaires lui offrit en 1922 la possibilité de faire du château d'Avon, près de Fontainebleau, sa "centrale" où, dans un premier temps, il créa quelque chose qui tenait de l'ésole et de l'ermitage. Parmi les bruits qui circulent à son propos, certains concernent le domaine politique. Gurdjieff aurait eu des contacts avec Karl Haushofer, le fondateur bien connu de la "géopolitique", qui occupa une place de premier plan dans le IIIe Reich, et l'on prétend même que ces relations auraient présidé au choix de la croix gammée comme emblème du national-socialisme, dont la rotation s'effectue non pas vers la droite, symbole de la sagesse, mais vers la gauche, symbole de la puissance (comme ce fut effectivement le cas).

Quel message annonçait Gurdjieff? Un message pour le moins déconcertant. Peu d'hommes "existent", peu ont une âme "immortelle". Certains d'entre eux possèdent le germe, lequel peut être développé. En règle générale, on ne possède pas un "Moi" de naissance: il faut l'acquérir. Ceux qui n'y parviennent pas se dissolvent à leur mort. "Une infime partie d'entre eux sont parvenus à avoir une âme."

L'homme de la rue n'est qu'une simple machine. Il vit à l'état de sommeil, comme hypnotisé. Il croit agir, penser, alors qu'il est "agi". Ce sont des pulsions, impulsions, des réflexes, des influences de tous ordres qui agissent en lui. Il n'a pas d'"être".


L'homme de la rue n'est qu'une simple machine. Il vit à l'état de sommeil, comme hypnotisé. Il croit agir, penser, alors qu'il est "agi". Ce sont des pulsions impulsions, des réflexes, des influences de tous ordres qui agissent en lui. Il n'a pas d'"etre". Les manières de Gurdjieff n'avaient rien de délicat: "Vous pas comprendre, vous idiot complet, vous merdité", disait-il souvent dans son mauvais français à ceux qui l'approchaient. De Katherine Mansfield, morte lors d'un séjour dans son ermitage d'Avon en quête de la "voie", Gurdjieff déclara: "Moi pas connaître", voulant signifier par là que la morte n'était rien, qu'elle n'"existe" pas.

La vie ordinaire est celle d'un individu continuellement aspiré, ou "sucé", enseignait Gurdjieff. "Je suis aspiré par mes pensées, par mes souvenirs, mes désirs, mes sensations. Par le beefsteak que je mange, la cigarette que je fume, l'amour que je fais, le beau temps, la pluie, cet arbre, cette voiture qui passe, ce livre." Il s'agit de reágir. De s'"éveiller". Alors naîtra un "Moi" qui, jusque-là, n'existait pas. Alors il apprendra à être, à être dans tout ce qu'il fait et ce qu'il ressent, au lieu de ne représenter que l'ombre de lui-même. Gurdjieff appelait "pensée réelle", "sensations réelle", etc., ce qui se manifeste selon cette dimension existentielle absolument nouvelle que la majorité des gens ne peuvent même pas imaginer. Et il distinguait également chez chacun l'"essence" de la "personne". L'essence constitue sa qualité authentique, tandis que la personne n'est que l'individu social, construit de toutes pièces, et extérieur. ces deux éléments ne coïncident pas: on rencontre des gens dont la "personne" est développée alors que leur "essence" est nulle ou atrophiée - et vice versa. Dans notre monde, le premier cas prévaudrait: celui d'hommes et de femmes dont la "personne" est exacerbée jusqu'à la démesure mais dont l'"essence" est à l'état infantile - quand elle n'est pas totalement absente.

Ce n'est pas le lieu ici d'évoquer les procédés indiqués par Gurdjieff pour s'"éveiller" pour s'ancrer en l'"essence", pour se créer un "être". Quoi qu'il en soit, le point de départ serait la reconnaissance pratique, expérimentale, de sa propre "inexistence", cet état quasiment somnambulique, le fait d'être "sucé" par les choses, par nos pensées et nos émotions. C'est également à cela que servait la "méthode du désordre": mettre sans dessus dessous la "machine" que l'on est pour prendre conscience du vide qu'elle cache. Il ne faut pas s'étonner si certains de ceux qui ont suivi Gurdjieff dans cette voie sont allés au devant de crises extrêmement graves, bouleversant leur équilibre mental au point de prendre la fuite ou de se rappeler avec terreur de pareilles expériences oú ils avaient eu quasiment l'impression de vivre la mort. Quant à ceux qui ont résisté à l'épreuve et persisté dans le "travail sur soi" auprès de Gurdjieff, ils parlent d'un incomparable sentiment de sécurité et d'un nouveau sens donné à leur existence.
Il semblerait que Gurdjieff exerçait sur quiconque l'approchait, de façon presque automatique et sans qu'il le veuille, une influence qui pouvait avoir des effects positifs ou délétères selon les cas. Il est hors de doute qu'il possédait quelques facultés supranormales. Ouspensky raconte qu'en recourant à une science apprise en Orient, et dont en Occident on ne connaît "qu'une partie insignifiante sous le nom d'hypnotisme", Gurdjieff pouvait, grâce à certaines expériences, séparer l'"essence" de la "personne" chez un individu donné - faisant éventuellement apparaître l'enfant ou l'idiot qui se cachait derrière quelqu'un d'évolué et de cultivé ou, inversement, une "essence" très différenciée en dépit de l'inexistence de manifestations extérieures.

Parmi les témoignages recueillis par Pauwels, il en est un particulièrement piquant relatif au pouvoir, attribué également en Orient à certains yogis (et évoqué par un auteur aussi digne de foi que Sir John Woodroffe), de "rappeler la femme à la femme". Celui qui rapporte l'anecdote se trouvait á New York, dans un restaurant, en compagnie d'une jeune femme écrivain très sûre d'elle-même à laquelle il montra le "fameux" Gurdjieff, assis á une table voisine. La jeune femme le dévisagea avec un air de supériorité affiché mais, quelque temps après, elle se mit à pâlir et sembla sur le point de défaillir. Ceci ne manque pas d'étonner son compagnon, qui n'était pas sans connaître sa grande maîtrise d'elle-même. Plus tard, elle lui avoua ceci: "C'est ignoble! J'ai regardé cet homme et il a surpris mon regard. Il m'a alors dévisager froidement et, à ce moment-là, je me suis sentie fouaillée intimement avec une telle précision que j'ai éprouvé l'orgasme!"

Gurdjieff se contentait de quelques heures de sommeil: on l'appelait "celui qui ne dort pas". Il alternait un mode de vie quasiment spartiate avec des banquets d'une opulence russo-orientale disparue depuis longtemps. En 1934, il fut victime d'un accident d'automobile très grave: il resta trois jours dans le coma mais reprit connaissance aussitôt et parut avoir rajeuni, comme si le choc physique, au lieu de léser son organisme, l'avait galvanisé. De nombreuses choses de ce genre se racontent sur son compte: nous en avons nous-même entendues directement, par la voix de quelqu'un qui fut un de ses proches et dirigea au Mexique un des "groupes de travail" évoqués plus haut. Bien entendu, un processus de "mythification" est inévitable dans des cas de ce genre, et il n'est pas aisé de démêler la réalité de l'imaginaire. Gurdjieff n'a quasiment rien laissé comme écrits et ce qu'il a publié est d'une qualité assez médiocre, mais il est extrêmement fréquent que celui qui est "quelqu'un" n'ait ni les qualités ni la préparation pour être écrivain: il donne un enseignement direct et exerce une influence. Comme nous l'avons dit, à part le recueil de témoignages publié par Pauwels sous le titre Monsieur Gurdjieff, il revint à Ouspensky d'écrire sur ses enseignements.

Gurdjieff mourut à l'âge de soixante douze ans, en pleine possession de tous ses moyens et en disant ironiquement à ceux de ses disciples qui l'assistaient: "Je vous laisse dans de beaux draps!" Aujourd'hui encore, il ne cesse pas d'être cité et, comme on l'a dit, ici et là en Angleterre, en France et en Afrique du Sud, les restes des groupes qui s'étaient constitués sous son influence subsistent.

www.geocities.com/capitolhill/1404/gurdjieff.html

www.gurdjieff.org pour en savoir plus sur G. Gurdjieff


Témoignage

"le magicien et les moutons"


Extrait de" Monsieur Gurdjieff" de Louis Pauwells Ed du Seuil 1954- Chap III, pages 287 et 288.

Témoignage d'une américaine Francès Rudolf

"Au lieu de me réveiller graduellement dans une conscience de plus en plus haute, je tombais de plus en plus profondément dans le sommeil. Dans mon effort pour me réveiller j'empruntais la voie qui me conduisait droit au bord du grand sommeil d'où il peut n'y avoir aucun réveil. Et, ironie des ironies on m'avait avertie tout du long ! Voici un petit conte que Gurdjieff avait raconté à Ouspensky:

Un très riche magicien avait un grand nombre de moutons. Mais ce magicien était très avare. Il ne voulait pas louer de pâtres, ni ériger une clôture autour du pâturage où ses moutons broutaient. Aussi les moutons s'en allaient-ils souvent dans la forêt, tombaient dans les ravins, et surtout, s'enfuyaient, car ils savaient que le magicien voulait leur chair et leurs os et ils n'aimaient pas cela.

Enfin le magicien trouva un remède. Il hypnotisa ses moutons et leur suggéra tout d'abord qu'ils étaient immortels et que nul mal ne leur serait fait quand ils seraient écorchés, que, au contraire, ce serait très bon pour eux et même agréable ; deuxièmement, il les persuada que le magicien était un bon maître qui aimait tellement son troupeau qu'il était prêt à faire tout au monde pour eux ; et troisièmement il leur suggéra que si un malheur leur arrivait ça ne serait pas le jour même, et par conséquent qu'ils n'avaient pas besoin d'y penser. En outre, le magicien suggéra a ses moutons qu'ils n'étaient pas du tout des
moutons ; à certains il suggéra qu'ils étaient des lions, à d'autres qu'ils étaient des aigles a d'autres qu'ils étaient des hommes, et à d'autres enfin, qu ils étaient magiciens. Après tout cela, ses préoccupations et ses ennuis avec les moutons prirent fin. Ils ne s'enfuirent jamais plus, mais attendirent patiemment le moment où le magicien demanderait leur peau et leurs os.

Pourquoi ne le compris-je pas plus tôt ? Bien sûr, la réponse est trop douloureusement évidente. Je descendais de plus en plus alors que je croyais me relever. Il me fut suggéré par personne d'autre que Mme Blank elle-même, que je serais l'une de celles, et je cite, les plus proches d'elle. Et ainsi je ne m'enfuis jamais, mais attendis patiemment le temps où le magicien demanderait ma peau et mes os. Pendant près de deux ans, j'attendis ainsi patiemment la mort.

Cette époque fut remplie de souffrance infligée si subtilement qu'elle défie la description, mais je persistais, car j'étais convaincue que i'étais dans la bonne voie. Et la conviction que je progressais lentement et douloureusement, mais fermement, vers la vie éternelle me sauva à la fin d'être " tondue ". Car le choc soudain (et nous connaissons tous la valeur des " chocs ") que j'éprouvai en me trouvant face à face avec la mort fut plus puissant que le profond sommeil hypnotique dans lequel j'avais vécu. Je me réveillai. Je m'enfuis loin du magicien avec ma peau et mes os, - sérieusement endommagés, certes, mais je me sauvai. Il y en eut avant moi qui ne s'en allèrent pas, et il y en a maintenant qui en dépit de tous les avertissements, ne s'en iront pas. Mais je suis partie. Pour ceci, je ne me remercie pas. Je remercie mon ange gardien."

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