Le Manichéisme: la Doctrine


Le Christianisme au temps de Mani, c’est celui des premiers Pères de l’Eglise, c’est également le temps des débats théologiques. Le temps apostolique est révolu, les communautés chrétiennes se sont formées et soudées, autour de philosophes, penseurs ou ascètes. Quant à l’Eglise catholique, Une et Indivisible, elle guette déjà ses fondations, espérant rallier les troupes et conquérir le monde romain par l’organe politique, craignant dissidences et schismes, de la part de sectes aux mœurs étranges et coupables, dont les gnostiques : valentiniens, basilidiens, marcosites, naasènes, simonistes ou encore marcionites, une seule et même menace qui déjouée, permettra de consolider les bases de la « vraie foi ». Une armada de théologien est déployée pendant quelques siècles, c’est la naissance de l’hérésiologie. Face aux infamies d’un Arius ou d’un Nestor, que faire si ce n’est organiser conciles sur conciles, et compiler dans un canon unique, les piliers du salut officiel des âmes ? Parmi ces adversaires officiels, qui ne se privaient pas pour certains d’assister aux liturgies de l’Eglise officielle, on parvient dans ce bouillonnement religieux, à distinguer plusieurs tendances : les Judaïsants, nostalgiques de l’Eglise de Jérusalem, et les anciens Païens, ayant suivis Paul et ses descendants. Les premiers, rejoindront les troupes de l’apôtre de Damas et de l’Eglise catholique, pour la plupart. Mais certains embrasseront l’austérité du désert, et se replieront sur eux même, en mémoire des premiers esséniens et nazoréens : on y verra alors fleurir toute une prophétologie biblique, justifiée par les visions de leur maîtres spirituels. Les seconds, seront le corps vital de l’Eglise Romaine, quant à ceux qui auront de fâcheuses tendances à conserver la mémoire des cultes païens, égyptiens notamment, ils seront relégués également au rang de gnostiques, licencieux ou non. Dans les cercles restreints de ces penseurs, ou philosophie grecque, pythagoricienne, néo platonicienne et hermétiste se mêle aux mystères isiaques et orphiques dans des pratiques quelques fois magiques, on entendra parler de Monade, d’éons, ou de Plérôme, termes qui nous paraissent aujourd’hui bien obscurs, mais qui à l’époque relevaient d’un enseignement secret de Jésus, destinés à quelques élus… Mani, élevé dans un judéo-christianisme gnostique austère, étudiera un corpus textuel bien différent de celui de l’église de Nicée, ou évangiles apocryphes se mêlent à des exégèses judaïques, tel le livre d’Henoch. Pas questions d’adhérer aux pratiques blasphématoires des mages, et aux dogmes de ce faux prophète Zarathoustra, régnant en maître dans les contrées mésopotamiennes, encore moins de suivre les rites sanglants des pharisiens du sud ou de manger le pain levé des chrétiens non circoncis. Les elkasaïtes se baignent dans l’eau sacrée au cours de baptêmes quotidiens, tandis que les démons vénèrent, eux, le feu impie. Mani, en mauvais élève qu’il était, aurait-il rencontré spirituellement au cours d’une évasion temporaire, le prophète solaire Zarathoustra, figurée sur une peinture rupestre, tel que nous le rapporte Amin Maalouf dans son magnifique livre intitulé les jardins de lumière ? Lui aurait-il emprunté dans la clandestinité, son dualisme intégral ? Aurait il, après avoir vécu certaines souffrances de la vie, après avoir entendu la nature crier à l’aide, eut l’idée de l’existence d’un Mal éternel, étranger au Dieu d’amour, coupable de tous les maux de la Terre? Comment expliquer dans sa révélation, l’effusion ordonnée d’éléments gnostiques, zoroastriens et bouddhiques ? Seul l’ange de la révélation pourra nous apporter la réponse…

Son ange, son « double lumineux », At-Taum, justifiera un tel syncrétisme, en faisant de lui, le Paraclet annoncé par le Christ, l’Esprit de Vérité, qui apportera la connaissance des choses éternelles à ceux qui auront des oreilles pour entendre. Cette Connaissance, c’est ce que les dignitaires manichéens de la cour de l’empereur de Chine, ont appelé, la doctrine des Deux Principes et des Trois Temps…C’est avant tout celle de la Gnose, de la libération. La cosmogonie n’étant qu’un récit imagée de la création, Mani entendra concilier les inconciliables afin de laisser le terrain à l’universalisme, et à redonner à l’homme, sa place d’être vivant, devant surmonter sa propre dualité, afin rejoindre sa source originelle…

Pour en venir aux faits, à la Monade Valentinienne, Mani répondra deux Principes, coéternels, séparés l’un de l’autre par un abîme sans fond. Ces deux principes sont ceux du bon et du mauvais arbre de la parabole de Jésus, avec leurs bons et leurs mauvais fruits, provenant tous deux de racines différentes. Ces deux arbres sont avant tout le symbole de deux Dieu, l’Un de lumière, l’Ahura Mazda des Zoroastiens, l’autre de ténèbres et de matière morte, l’Ahriman, le Shaïtan biblique, l’adversaire, le Principe de contradiction. « La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point saisis », nous rappelle le Prologue de Jean. Dans ses Kephalia, Mani parlera en ces termes : « Bienheureux celui qui connaît les deux arbres et les sépare l’un de l’autre, et qui sait qu’ils ne sont pas nés l’un de l’autre, issus l’un de l’autre, et qu’ils ne sont pas non plus sortis d’une seule souche. » (Keph 23). Qu’en est il du temps zéro de l’Univers, le temps ou Rien ou Tout existait, le temps au delà de l’éternité des deux principes ? Mani n’y répondra pas, voyant en ces considérations métaphysiques, les limites ultimes de l’esprit humain: « Quelle est l’essence de [ces arbres ?], personne ne peut en rendre compte, la dévoiler ou expliquer son origine…[…]…Depuis l’éternité [...], qui existe depuis toujours, personne est à même de comprendre comment cela existe. » (Keph 66). Le premier temps, qui pose l’existence coéternelle de deux univers distincts, gouvernés par deux « dieux » distincts, est en aval de ce temps zéro, indéterminable.

Le récit de la cosmogonie débute donc à partir du moment ou les ténèbres, ayant eut l’image de la lumière, décident par convoitise, de se lancer à la conquête du Royaume du Père de la Grandeur, le Dieu de lumière. Les prémices de cette guerre cosmique, marquent le début du second temps, celui du mélange entre lumière et ténèbres, entre esprit et matière. Etant donné que Mani considère que ce temps est celui de la création, celui de l’homme et du monde dans son état actuel, il apparaît que l’adjectif manichéen, est en réalité totalement contradictoire à la pensée de Mani. En nos temps « historiques », tout est mélange grossier entre matière et esprit, tout est gris, et non scindé magnifiquement, comme au commencement. Les détails de ce second temps, qui est celui de l’émanation et de la création, ne manquent pas. Haut en couleur, le panthéon manichéen pourra être largement comparé aux panthéons gnostiques de ces contemporains. J’en résumerais les grandes lignes, afin de ne pas perdre le lecteur dans des considérations mythologiques complexes.

Le Père de la Grandeur, ne pouvant permettre l’invasion des Terres de la lumière, et ainsi la corruption de ses Eons parfaits baignant dans son Amour total, ne pouvant également déserter son Univers, étant lui-même le Corps de cet Univers de Plénitude, entreprends l’émanation de la Mère des Vivants, qui n’est pas sans rappeler la Barbélo gnostique. De ce couple primordial, cette syzygie fondamentale, naîtra un fils : l’Homme primordial. Celui-ci sera paré d’une armure lumineuse, forgée à partir des cinq éléments lumineux constituant l’éon du Père : la lumière, le vent, l’eau, le feu et l’air. Sous le commandement du Père, l’Homme primordial descendra dans les abysses, afin d’affronter les ténèbres.

A la suite d’une lutte acharnée, il sera fait prisonnier. En Riposte, afin d’arracher son fils de l’emprise des ténèbres, le Père de la Grandeur émanera l’Ami des lumière, qui lui-même évoquera le Grand Architecte, puis l’Esprit Vivant. Du haut de la falaise séparant l’abîme de l’Eon de la lumière, il viendra au secours de l’Homme primordial. L’appel de l’Esprit Vivant permettra à l’Homme primordial de retrouver la conscience de sa nature lumineuse, et ainsi, du jeu d’appels et de réponses entre ces deux entités, seront émanés les cinq fils de l’Esprit Vivant : l’Ornement de la Splendeur, le Grand Roi de la Magnificence, l’Adamas, le Roi de la Gloire, et le Porteur. Cependant, alors que pour sa rédemption, l’Homme Primordial reçoit un baiser de la Mère et une main droite de consécration de l’Esprit Vivant, il est contraint d’abandonner ses fils, les cinq éléments, à l’esprit des ténèbres.

Ce dernier fait est pour Mani, la cause de l’existence des mondes intermédiaires. Des particules de lumière sont sous la domination du Mal, ainsi, pour organiser leur libération, l’Esprit Vivant sera contraint d’organiser le monde à partir des débris de la première guerre cosmique. De la peau et des os des esprits ténébreux, les « archontes », la Mère des Vivants et trois fils de l’Esprit Vivant, construisent onze cieux et huit terres. Pour libérer les particules de lumière, les archontes, mâles et femelles seront accrochés à une gigantesque roue cosmique, la roue du Zodiaque. Afin d’actionner cette roue, le Père de la Grandeur, envoya le Messager qui convoquera lui-même douze vierges lumineuses, qui seront, elles, placées sur la roue, afin d’attiser le désir des archontes. En montrant leur face lumineuse, le Troisième Messager, ou Ambassadeur, et ses douze Vierges les contraindront à avorter et à éjaculer les éléments. Leur substance lumineuse retombera alors sur la Terre et dans les Mers, mêlée cependant à leurs péchés. Pour permettre à la lumière enfermée dans les archontes de rejoindre l’Eon du Père, le Soleil et la Lune seront constitués en étapes transitoires, appelés « navires », en amont de cette roue cosmique, qui me fait inévitablement penser à celle du dharma dans le Bouddhisme…Ces véhicules permettront aux substances lumineuses éjectées par les archontes, après y avoir été conduit par une colonne lumineuse, la Colonne de Gloire, de se purifier de leur poison avant de rejoindre leur source.

Cependant, les deux archontes femelle et mâle Nebroël et Ashaqlun, afin de condamner définitivement à l’exil les particules de lumière, décidèrent d’enfanter un fils et une fille à l’image du Troisième envoyé et des Vierges de lumière que leurs avortons nés du péché aperçurent sur la roue cosmique. Ainsi naquirent Adam et Eve, dont le corps grossier pourrait emprisonner les éléments à jamais par leur descendance. Le Père de la Grandeur, afin de réveiller Adam et Eve de leur torpeur, envoya à leur rencontre son fils précieux, Jésus de Splendeur, Christos, « première Rose née du Père » d’après un psautier copte. Jésus apparut donc à Adam dans un jardin et lui donna le fruit de la connaissance, afin qu’il se souvienne de son origine divine et qu’il contemple le Trône du Véritable Dieu. Adam s’écria alors : « Malheur, malheur au créateur de mon corps, à celui qui y a lié mon âme aux rebelles qui m’ont asservi » d’après Théodore Bar Konai, prêtre nestorien qui au VIII° siècle, rédigera l’essentiel de la cosmogonie manichéenne. Cet épisode est un classique de l’interprétation gnostique de la genèse biblique. Le fruit de la Connaissance, défendu à Adam, est en fait sa salvation, sa délivrance du monde d’un dieu jaloux. Le serpent de la Genèse, pour les naasènes, était l’initiateur, le Christ lui-même apparut également à Adam, par le biais d’Eve afin de lui permettre de s’évader de l’emprise de ce Yahvé tyran. Mani ne fera pas exception à cette tendance gnostique, et annoncera le récit de l’ancien testament « officiel » comme diabolique, et traitant de la domination des archontes sur les hommes.

A cette image d’un Adam mythique, sauvé par un Christ cosmogonique, Mani superposera la rédemption de l’humanité, c'est-à-dire la descendance « historique » d’Adam à une série de prophètes, émissaires du Troisième envoyé. Parmi cette lignée on distinguera Seth, Enosh, Enoch, Sem et Noé. Mani parlera également du salut opéré par Zoroastre en Perse, Bouddha en Orient et Jésus en Occident. Quant à lui, il se présentera comme le « sceau des prophètes » (ce terme sera repris plutard par Mahomet), le Paraclet, envoyé du Christ cosmique pour enseigner la vérité au monde et se mettre au service de la défense de l’humanité lors du futur jugement dernier.

Si Jésus est perçu comme un juge eschatologique non seulement par les chrétiens du Jean de l’apocalypse mais également par les musulmans, Mani sera pour ses adeptes, l’avocat des hommes, le défenseur, le consolateur. C’est la Pentecôte, qui annonce, pour les catholiques, la venue du St Esprit, sous la forme de « langues de feu » et non comme le prétendent les manichéens, sous la forme d’un homme, c'est-à-dire par une voie d’incarnation. Je peux imaginer, sachant que Mani vouait une certaine admiration pour Paul, que pour les manichéens, ce même Esprit Saint, alors transmis en chaque apôtre, et propagé par la succession apostolique, eut pu, à un moment de l’histoire de l’Eglise, s’incarner totalement en un personnage sotériologique secondaire, c'est-à-dire un Imam, la main gauche d’un prophète ou d’un Homme-Dieu, en l’occurrence dans ce cas, en Mani. Cette succession sotériologique, qui se présente sous la forme d’une image de la succession cosmogonique, a été totalement occulté par le christianisme tardif, tandis qu’elle a été mise en valeur dans l’Islam imamique, c'est-à-dire le Chiisme ésotérique. Dans le christianisme ésotérique, comme dans le baptisme, on conservera cette idée dans la figure des Jean baptiste et Jean évangéliste. Dans la Religion de lumière, on parlera de Mani.

En amont de cette histoire imamique, le sauvetage historique de l’humanité pour les manichéens, comme pour de nombreux gnostiques, ne peut avoir eut lieu lors de la mise à mort d’un corps de chair. Jésus est venu de l’Eon du Père dans le monde sous la forme d’un corps glorieux, protégé des souillures de la matière, afin de rappeler à leur origine, les particules de lumière exilée en l’homme. Il a élu ses douze apôtres en faisant descendre sur Terre les douze vierges de lumière, également sous une forme glorieuse. Il a été cloué sur la croix à la suite de la trahison de Juda, qui a subit dans son corps subtil, l’influence du prince des ténèbres. L’épisode de la Passion, est avant tout pour Mani, le symbole de la souffrance de la lumière enfermée dans la matière. Le Christ Vivant, est dans la nature, cloué à une croix matérielle. L’évangile sera donc une image du processus de réintégration de la lumière divine, quant à son historicité conservée par le catholicisme romain, elle sera démentie constamment en Orient, le long de son histoire religieuse. Les disciples de Mani au Maghreb, au temps d’Augustin, avaient pour coutume de dire à leurs détracteurs : « Le Christ naît chaque jour, souffre chaque jour et chaque jour meurt ». On peut également lire dans Contre Fortunat d’Augustin (Fortunat étant élu manichéen d’Hippone) à propos des controverses entre le Père de l’Eglise latine et ses anciens maîtres : « Bientôt une conversation très animée s'engagea de tous côtés, à tel point que Fortunat s'écria que la parole de Dieu était enchaînée dans la nation des ténèbres. Un frémissement d'horreur accueillit cette parole et tous se retirèrent. ».

Pour Mani, la rédemption procède de la Connaissance, c'est-à-dire de la Gnose. C’est par la Parole du Christ, c'est-à-dire par l’Esprit Saint, et son Enseignement, que l’âme humaine peut se « rappeler » de sa condition divine, et ainsi, se libérer des chaînes de la matière morte. Ce processus, que l’on pourrait définir comme un tantra manichéen, puisqu’il s’applique essentiellement aux différents corps constitutifs de l’homme est également valable pour l’ensemble de la nature. La lumière est en effet enfermée en chaque atome de matière, ainsi, la rédemption de la lumière, c'est-à-dire des éléments lumineux, pourrait être définie comme un processus alchimique, dans le sens ou l’entendaient les anciens.

Lorsque toute chose aura reçu pleinement la lumière de la Gnose, c'est-à-dire l’Esprit en conscience, à la suite de nombreux cycles d’incarnations successifs (la doctrine manichéennes reprends des éléments de la métempsychose), l’Eon du Père aura retrouvé tous ses fils et filles. Le monde du mélange prendra fin, et les principes seront séparés à nouveau comme au commencement. C’est le troisième temps de la doctrine manichéenne, celui de la réintégration universelle.

"Le manichéisme", par Morgan Vasoni, revue "l'Initiation", dirigée par Yves-Fred Boisset, numéro 3, novembre 2006. Site officiel .