La secte des Assassins.


Qu'était-ce donc que cette mystérieuse confrérie des Assassins qui fit tant parler d'elle dans l'Orient médiéval ?

L'Islam était toujours en ébullition. Il s'était répandu avec une telle rapidité sur des peuples de culture, de religion, de races si dissemblables qu'il était travaillé par de sourdes réactions. Sa tolérance fondée sur la sourate du Coran : "II n'y a pas de contrainte en matière religieuse" était certes une excellente mesure politique, car les prescriptions légales du Coran ne pouvaient suffire aux besoins inattendus créés par les conquêtes et ses prévisions occasionnelles, limitées aux conditions primitives de l'Arabie, n'étaient nullement adéquates aux situations nouvelles. Mais cette tolérance adroite avait un inconvénient, dont l'histoire dogmatique de l'Islam révèle toute l'ampleur; elle favorisait les interprétations des commentateurs des volontés du Prophète qui, dans leur sincérité, laissaient prospérer des doctrines qui, tout en respectant l'esprit d'une tradition correcte, se détachaient en d'innombrables rameaux de l'arbre nourricier. Et l'autorité de ces commentateurs était reconnue car les prophètes ne sont pas des théologiens. Le message qu'ils apportent, sous l'impulsion directe de leur conscience, les notions religieuses qu'ils éveillent ne se présentent pas comme un ensemble doctrinal construit suivant un plan déterminé ; le plus souvent elles défient toute tentative de systématisation. Ce n'est que dans les générations suivantes, lorsque l'étude en commun des idées qui inspiraient les premiers adeptes a déjà provoqué la formation d'une communauté définie, que prennent corps et s'organisent, tant par des processus internes au sein de la communauté que sous les influences du milieu ambiant, les aspirations de ceux qui, se sentant appelés à être les interprètes des prédications prophétiques, comblent les lacunes de la doctrine originale, l'expliquent, y supposent ce dont son créateur n'a jamais eu l'idée, donnent des réponses à des questions auxquelles le fondateur n'a jamais songé, concilient des contradictions qui ne l'avaient pas troublé, imaginent des formules nouvelles, édifient un rempart de raisonnements à l'aide desquels ils veulent mettre leurs doctrines à l'abri des attaques intérieures et extérieures. Ils font plus pour prouver que pour expliquer. Ils sont les sources intarissables d'où coulent les spéculations des constructeurs de systèmes. C'est ce qu'il faut admettre impérieusement pour comprendre pourquoi tant de sectes se sont formées tantôt autour d'un illuminé propageant passionnément sa doctrine, tantôt issues d'obscurs courants collectifs remettant en question les dogmes fondamentaux de l'Islam. Parfois la violence de la foi s'accommodait mal des disciplines primitives. C'est ainsi que prit naissance l'ismaélisme engendrant à son tour la secte secrète des Interprètes des Lettres, celles-ci ayant pour les initiés une valeur numérique, une portée et des effets cosmiques, et celle des Assassins dont le culte de l'obéissance fanatique apparaissait sous la forme d'un véritable terrorisme. Les membres de cette communauté ne discutaient pas avec leurs adversaires : ils les supprimaient et regagnaient impunément leurs villages fortifiés du mont Liban. Ils accomplissaient leur besogne de tueurs en état d'extase. Henri, comte de Champagne, a raconté que, passant par les terres des Ismaéliens, et ayant été reçu par leur cheik, "le Vieux de la Montagne", celui-ci lui demanda si ses sujets étaient aussi obéissants que les siens et sans attendre sa réponse il avait fait un signe à trois jeunes gens vêtus de blanc qui s'étaient aussitôt précipités du haut d'une tour. Il avait vu leurs corps s'écraser sur les rochers. Une autre fois, le sultan Malek Shah ayant sommé le Vieux de la Montagne de se soumettre à lui et ayant menacé de le réduire par les armes s'il refusait ; ce dernier désigna un des hommes qui l'entourait et lui ordonna de se poignarder. S'adressant alors à l'ambassadeur du sultan qui avait assisté à la scène, il lui dit : "Va dire à celui qui t'envoie que j'ai soixante-dix mille fidèles animés du même esprit".

Comment le Vieux de la Montagne parvenait-il à susciter de tels dévouements ?

Par quelle magie enchaînait-il ses disciples qui savaient attendre pendant des mois, des années, dans l'ombre des victimes désignées, l'ordre de tuer et de mourir ?

Les uns racontaient que Sinan, par des pratiques infernales, retirait leur âme à ses Dévoués afin d'en faire des automates. Ils propageaient des histoires terrifiantes. Les enthousiastes surenchérissaient sur les délices dispensées dans les repaires des Assassins et bientôt des récits merveilleux enjolivés par les conteurs circulaient dans toute l'Asie Mineure et l'Egypte, traversaient la Méditerranée et, mêlés aux histoires de guerre, parvenaient jusqu'au fond de l'Occident. Et l'imagination complaisante des poètes faisait briller aux yeux des naïfs ce paradis libanais que le Vieux de la Montagne entretenait pour ses élus ; où l'on trouvait errants en des jardins fleuris, comme il est dit dans le Coran expliquant ce qu'est le paradis de Mahomet, "des jouvenceaux choisis pour leur beauté, nourris de fruits rares et de viandes d'oiseaux, et des adolescentes passionnées".

Certes, personne ne se demandait comment des lieux aussi enchantés, avec leurs jardins féeriques, leurs oiseaux d'Ethiopie, leurs kiosques de porcelaine, leurs colonnades enduites d'ambre et de musc, leurs bocages de gazelles, avaient pu surgir du sol rocailleux de Masyâf. Ces visions n'étaient-elles pas plutôt le produit du haschisch qui possède le pouvoir de confondre avec la réalité les rêves des disciples, transformant peut-être, sous l'effet de leurs drogues, le bout de jardin crasseux qui se trouvait derrière la maison de Sinan, en un paradis éclatant de fleurs, de parfums et d'adolescents. Quoi qu'il en soit, les Élus étaient soigneusement dressés à leur métier de meurtriers. Leurs initiateurs les perfectionnaient dans le maniement des armes, leur enseignaient plusieurs langues. Leur vie journalière était dure et ascétique ; le dévouement au Grand Maître, qui avait su les détourner d'un monde décevant pour leur découvrir un autre monde, celui de l'exaltation qui devait les mener à la vie éternelle, était absolu.

Et les disciples, toujours plus nombreux, accouraient à Masyâf ; ils allaient vers ce noir soleil, tantôt comme vers un couvent, tantôt comme vers un suicide, toujours pour y rechercher avec volupté leur propre évanouissement. Ils allaient vers le Vieux de la Montagne, mystérieux, infaillible, tout-puissant et universellement redouté, pour mettre à ses pieds leur vie en échange de ce grand frisson mystique qu'ils recherchaient. La gloire de cet ordre despotique connut son apogée au XIIe siècle. A la même époque où les Templiers édifiaient leurs forteresses, les Assassins fortifiaient de nouveaux villages, et Masyâf, située en pleine montagne, devint le centre définitif de leur puissance en Syrie. Ainsi cimentée par la chaîne que formait une dizaine de citadelles, la puissance des Assassins s'étendait des frontières du Khorassan aux monts libanais et de la Caspienne à la Méditerranée. Lorsque le Vieux de la Montagne franchissait le seuil de son palais, un héraut le précédait en hurlant : "Tournez-vous devant Celui qui porte la mort des rois entre ses mains".

La règle fondamentale de l'ordre établissait une énorme différence entre la doctrine secrète et celle qui était publiquement enseignée au peuple. Il y avait une hiérarchie des initiés. Plus les chefs, cachant la doctrine sous un voile impénétrable, se considéraient affranchis de toute contrainte morale et de toute loi religieuse, plus ils veillaient à ce que tous les devoirs prescrits par l'islamisme fussent observés par leurs sujets, lesquels considéraient les nombreuses victimes du poignard rituel comme des ennemis de la secte et de l'Islam, tombées sous les coups de la vengeance céleste dont les Ismaéliens étaient les exécutants. Et ils propageaient la parole du Grand Maître et de ses missionnaires promettant la domination, non pour eux ou pour l'ordre, mais pour l'Imam invisible dont ils étaient les envoyés et qui paraîtrait lui-même, lorsque l'heure serait venue, pour proclamer ses droits à l'empire universel. Une légende s'était créée autour d'eux et les chrétiens ajoutaient encore à la renommée du Vieux de la Montagne, mystérieux et despotique, dispensateur des délices de la vie, donnant la mort sur un simple signe, révéré comme un saint. Son alliance était recherchée comme un talisman et sa politique inquiétait les chrétiens de toute race. Frédéric Barberousse faillit être tué par un fanatique de cette secte en 1158, au siège de Milan. Richard Cœur de Lion est accusé d'avoir voulu se servir des Assassins pour se débarrasser de saint Louis et de Philippe-Auguste. Joinville racontera avec sympathie que "saint Louis envoya au Vieux, parmi l'ambassade et les présents, Yves le Breton, frère prêcheur qui savait l'arabe". Guillaume de Tyr s'étend complaisamment sur ce "Grand Maître d'un esprit supérieur, d'une vaste érudition, versé dans la loi chrétienne et connaissant à fond la doctrine de l'Évangile". Telle était la puissance de cet ordre redoutable ayant porté l'assassinat à la hauteur d'une œuvre pie.


Histoire des assassins.

Templiers.net (Image provenant d'une enluminure ancienne) Les Ismaélites, tout en se rattachant au souvenir de Mahomet, interprétaient l’islamisme à leur gré, et le dénaturaient entièrement. Ils défendaient de prendre au sérieux les pratiques du Coran, telles que la prière, le jeûne et l’aumône, et le khalife fatimite Hakem fonda au Caire une société dite de sagesse, qui condamnait tout ensemble le khalife de Bagdad, comme usurpateur, la foi et la morale comme des préjugés et des folies. La secte des Assassins est sortie de cette école.

Hassan, fils de Sabbah, était né dans le Khorazan ; son père, partisan d’Ali, l’avait confié, pour éviter les soupçons, à un Sunnite renommé par sa vertu entre les partisans du khalife de Bagdad ; mais de fréquentes conversations avec les Ismaélites l’entraînèrent dans leur doctrine, et il passa en Égypte pour recevoir de la bouche du khalife fatimite lui-même l’enseignement de la vérité. Accueilli avec empressement, admis à la plus intime faveur, et bientôt disgracié par l’habileté des courtisans, il revint en Asie à travers mille dangers, rapportant un grand désir de puissance, et tous les moyens nécessaires pour y parvenir (vers l’an 1073).

Hassan fit rapidement des disciples nombreux, et avec leur dévouement il s’empara de la forteresse d’Alamout dans le voisinage du sultan Malek-Schah. D’autres châteaux s’élevèrent dans les environs ; en vain Malek-Schah voulut les détruire ; son grand vizir fut mis à mort par un des disciples d’Hassan, et lui-même mourut sans avoir le temps d’assurer sa vengeance. D’autres meurtres, d’autres menaces, agrandirent cette puissance naissante. Le sultan Sindjar, qui régnait dans le nord-ouest de la Perse, s’était déclaré l’ennemi des nouveaux sectaires : un matin à son réveil, il trouve un stylet près de sa tête, et au bout de quelques jours il reçoit une lettre ainsi conçue: "Si nous n’avions pas de bonnes intentions pour le sultan, nous aurions enfoncé dans son cœur le poignard qui a été placé près de sa tête." Sindjar fit la paix, par crainte, et accorda à Hassan, à titre de pension, une partie de ses revenus.

On dit qu'Hassan habita Alamout pendant 35 années, et que, dans cet intervalle, il ne se montra que deux fois sur la terrasse de son palais.

C’est alors qu’il organisa la société créée par lui, et qu’il la divisa en trois classes, les daïs, les reficks, et les fédaviés. Les daïs étaient les docteurs, les prédicants, chargés de convertir les infidèles. Les reficks étaient les compagnons, les initiés de la doctrine ; le peuple soumis à l’autorité tout à la fois religieuse et temporelle du chef suprême. Les fédaviés ou dévoués, étaient les instruments des volontés et des vengeances de leur maître.

Enfermés dès leur enfance dans les palais, sans autre société que leurs daïs, les fédaviés apprenaient que leur salut éternel dépendait de leur dévouement et qu’une seule désobéissance les damnait pour toujours. A cette crainte du châtiment se joignait avec la même efficacité l’espoir des récompenses; on leur promettait le paradis, on leur en donnait quelquefois une jouissance anticipée. Pendant leur sommeil, provoqué par une boisson enivrante, ils étaient transportés dans de magnifiques jardins où ils trouvaient à leur réveil tous les enchantements de la volupté ; après quelques jours de félicité extrême, le même breuvage les endormait de nouveau, et ils retournaient sans le savoir au lieu d’où on les avait emportés. A leur réveil ils racontaient, comme un songe ou comme une réalité, cette sorte de ravissement dont ils avaient joui, et ils s’animaient encore, par ce souvenir d’un bonheur passager, à mériter celui qui n’aura pas de fin. Introduits quelquefois devant leur seigneur, celui-ci leur demandait s’ils voulaient qu’il leur donnât le paradis, et sur leur réponse qu’ils étaient prêts à exécuter ses ordres, il leur remettait un poignard et leur désignait une victime.

Cette, société porta différents noms; on les appela Ismaélites orientaux, pour les distinguer de ceux d’Égypte; Bathéniens ou partisans du culte intérieur; Molahed ou impies; et enfin Assassins. Ce nom n’est qu’une corruption de hachichin, qui lui-même vient de hachich; le hachich était un breuvage enivrant qui servait à endormir les fédaviés. Le chef suprême s’appelait le Seigneur des couteaux, et plus souvent le seigneur de la Montagne, Scheick al Djébal. Le sens primitif de seigneur, dérivé de senior, a fait traduire ce mot par Vieux de la montagne.

La puissance des Assassins s’étendit successivement depuis la Méditerranée jusqu’au fond du Turkestan. Leurs châteaux étaient divisés en trois provinces : celles de Djébal, de Kuhistan et de Syrie ; chaque province avait à sa tête un dailbekir, immédiatement soumis au Vieux de la montagne. Pendant les 150 années que remplissent les règnes d’Hassan et de ses successeurs, ils entretinrent une continuelle terreur dans l’âme de tous les souverains de l’Asie. Le seul prince qui ne fléchit pas devant eux, et dont ils révérèrent la fermeté, ce fut Saint-Louis : il leur signifia qu’il était mécontent de leurs menaces, il demanda et il obtint réparation.

Les Assassins ne succombèrent que sous les coups des Mongols en 1258 ; le septième successeur d’Hassan, Rokneddin Kharchah, régnait alors. Les Mongols, sous la conduite d’Houlagou, le vainquirent et le mirent à mort. Les Assassin, recherchés dans toute l’Asie, furent impitoyablement massacrés, partout où il fut possible d’en trouver. Cependant ils ne purent tous être atteints, et il en existe encore aujourd’hui dans la Perse, sur les bords de l’Indus et du Gange, et dans les montagnes du Liban ; ils ont perdu leur puissance et leur fureur de meurtre; mais ils conservent en partie la doctrine ismaélite.

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Les Fols en Christ.


LES FOLS EN CHRIST EN RUSSIE
AU COURS DES XVe ET XVIe SIÈCLES

La folie en Christ, forme d'ascèse et attitude spirituelle, est apparue en Orient (Egypte, Syrie, Grèce), dès les premiers siècles du christianisme. L'imitation des prophètes de l'Ancien Testament, de saint Jean Baptiste, du Christ humilié et crucifié, l'obéissance à la 1e épître aux Corinthiens ("Si quelqu'un parmi vous se croit un sage au Jugement de ce monde, qu'il se fasse fou pour devenir sage; car la sagesse de ce monde est folie devant Dieu") ont donné les premières impulsions à cet aspect très particulier de la foi. On peut y ajouter le désir de s'écarter d'une religion d'État qui ne suit pas l'idéal de pauvreté et d'humilité enseigné par le Christ et recherché avec ardeur par les véritables enfants de Dieu. Les passages des Écritures qui justifient les départs vers le désert, les larmes, les prières ininterrompues sont nombreux. Ils sont les sources communes qui ont inspiré les saints fols en Christ aussi bien en Orient qu'en Occident. En Russie, où cette forme de sainteté a commencé à se développer surtout au XIVe siècle, les départs ont eu lieu vers les forêts sombres et inhabitées tenant lieu de désert, mais aussi vers les villes où la folie en Christ a pris une place tout à fait à part. On peut distinguer chez tous les fols en Christ qui se sont manifestés dans les villes trois aspects principaux que nous nous proposons d'examiner : 1° l'aspect extérieur et la vie apparente; 2° l'aspect caché, l'aspect psychologique, la sainteté; 3° l'aspect social. A ce dernier aspect, nous en ajouterons un quatrième, qui sera plutôt une réflexion sur les rapports entre le tsar et le fol en Christ, plus particulièrement dans le cas d'Ivan le Terrible.

1. Aspect extérieur et vie apparente
L'aspect extérieur d'un fol en Christ russe n'est pas un simple effet de l'imagination. Il existe un certain nombre d'icônes et de descriptions qui authentifient leur image. Après avoir raconté leurs exploits, les hagiographes donnent aussi leur apparence physique. Certains portraits sont probablement copiés les uns sur les autres, mais il faut croire qu'en regardant par exemple l'icône de Basile le Bienheureux datant de la limite entre le XVIe et le XVIIe siècles, on voit pratiquement son véritable visage. Il est généralement représenté avec une bage et des cheveux gris et sans aucun vêtement ni ornement (ni croix ni chaîne). A la rigueur, certaines représentations plus tardives le montrent avec une sorte de draperie autour des reins. La nudité totale, le haillon autour des reins ou encore la chemise déchirée descendant jusqu'aux mollets, voilà les trois tenues vestimentaires les plus fréquentes pour un fol en Christ. Le saint peut être aussi porteur d'une ou plusieurs grandes croix, d'un cilice, de chaînes qui lui meurtrissent les chairs, d'un bâton, d'un bonnet, etc. Les cheveux et la barbe peuvent être très longs, mais on trouve aussi des jeunes saints imberbes. Le fol en Christ va toujours nu-pieds. On le reconnaît donc de loin à sa tenue. Ainsi équipé, il se promène dès le matin, hiver comme été, sur les places publiques, sur les marchés, devant les églises. Car il faut en effet qu'il y ait le plus de monde possible, un public devant lequel le fol en Christ jouera sa pantomime. Il occupe sa place dans le monde du spectacle de son époque, car dans la Russie ancienne, où le théâtre n'apparaît que timidement au XVIIe siècle, le spectacle se joue dans la rue. On y guette le passage du prince ou de l'évêque, on assiste le jour des Rameaux à la «marche à dos d'âne» lorsque le tsar conduit un âne sur lequel est installé, en personne, le patriarche chef de l'Église, alors que des jeunes gens étendent sous leurs pas des kaftans multicolores. Les processions, les distributions d'aumônes par le tsar dans les nuits précédant les grandes fêtes, les banquets princiers, sont autant d'occasions pour se divertir et s'émerveiller.

Depuis son tout jeune âge, l'homme médiéval n'est pas seulement amateur de spectacles, il en est aussi un participant. S'il aime le grand spectacle, Il ne dédaigne pas le petit : celui des bouffons, bateleurs, jongleurs de toutes sortes, aux côtés desquels se profile et se contorsionne la figure grotesque, risible, mais aussi émouvante et inquiétante du fol en Christ. Car ce dernier finit par dominer les autres occupants de la scène par son caractère insolite, voire scandaleux ou tragique. Cet intermédiaire infatigable entre le comique et le tragique, entre le monde du rire et l'horreur de l'enfer et de la mort, entre "ceux d'en haut" et "ceux d'en bas" atteint l'apogée de sa gloire au XVIe siècle. Comment exerce-t-il son art ou plutôt en quoi consistent ses exploits ? Certes il provoque en tous l'étonnement par sa tenue, par son aspect hirsute, sa nudité ou ses haillons, son ascèse qui le rend insensible au froid et à la faim. Tantôt on le verra passer tout nu à travers la ville, sous la neige, les yeux levés vers le ciel en murmurant ses prières. Tantôt il se rendra dans une église pour prier ou au contraire pour scandaliser les assistants. Les hagiographes désignent certains de ses actes par le terme passe-partout «il faisait des saletés». On peut le voir aussi renverser les paniers au marché ou invectiver la foule, ou se promener dans les bains réservés aux femmes, se mêler aux ivrognes et aux prostituées, mais cela dans le but de les sauver et en gardant sa propre intégrité. Il prophétise parfois sur les places, dans les églises ou dans l'ombre de sa cellule et voit ses prophéties se réaliser. Enfin, honneur suprême, il peut être invité à la table d'un haut dignitaire ou même du prince ou de l'évêque, dont il s'est pourtant moqué la veille. A ce festin, IL se rendra en chemise ou pourquoi pas tout nu, et il sera accueilli avec respect. En l'apercevant, d'aucuns diront : «Voilà le fou», d'autres se signeront en disant : "Voilà le saint" ou bien : "Voilà le fol en Christ." De toute manière, personne ne l'ignorera, ni ceux qui le lapideront ni ceux qui lui feront l'aumône, ni ceux qui prêteront une oreille attentive à ses prophéties, en ayant, comme le dit l'évangile, "des oreilles pour entendre."

2. Aspect cache, aspect psychologique, sainteté
Il nous faut maintenant tenter de pénétrer dans la vie cachée, secrète, de ces fols en Christ. Car ce que voit d'eux l'habitant des villes, le prêtre ou le prince n'est en réalité qu'une enveloppe, un vêtement de scène ou une attitude sous lesquels se dissimule l'ascète. A la tombée de la nuit, il va se cacher dans un lieu dénué de tout confort, cave, étable, cabane abandonnée ou même il reste dehors, grelottant, appuyé au mur d'une église ou d'une maison. Là, il déguste les quelques croûtons qui lui restent après avoir partagé avec tous ses frères et il se met à prier, immobile, les yeux levés vers le ciel. Peut-être restera-t-il ainsi la nuit entière, ou peut-être s'accordera-t-il quelques heures de sommeil. La vocation de son étrange mission peut lui être venue à la suite d'un rêve au cours duquel il a entendu un appel d'en haut, pendant un service religieux, dans l'obscurité d'un monastère, sous l'influence des Écritures, par besoin d'imiter un modèle dont on lui a fait l'éloge, ou encore de suivre l'exemple d'un fol en Christ qu'il a pu voir et admirer. Son sacrifice ne connaît aucune limite. Il rompt tous ses liens affectifs, se dépouille entièrement de ses biens matériels et, dans cette nudité totale, il simulera la folie. L'homme normal, intelligent, parfois riche, devient tout à coup un loqueteux gesticulant et sans abri. Cette simulation signifie abandon de la raison, déformation de la personnalité au point de la rendre méconnaissable, rejet de l'aspect habituel de l'être humain avec tous ses attributs extérieurs et intérieurs, sauf la croix et la prière. Ayant opéré sa transmutation, il n'aura pas besoin d'adaptation quotidienne à ce nouvel état. La transmutation sera rapide, définitive et l'homme qu'il était avant restera désormais muet, avec l'interdiction de se manifester. Certains fols en Christ ont éprouvé le besoin de faire de courts séjours dans des monastères «pour recharger les batteries», mais, cela fait, ils retournaient avec ferveur à leur saint vagabondage.

Le fol en Christ deviendra en quelque sorte l'antithèse de ce qu'il était et en même temps la caricature et la honte des hommes dont il dénonce les injustices. Il sera aussi celui qui mettra tout son acharnement à soigner, à pardonner, à guérir, là où le péché a eu raison de la résistance des malheureux, et il montrera ainsi que le bien n'est pas forcément un attribut de la beauté, de la richesse ou de l'intelligence. Le renoncement à son corps et à sa raison lui permettra d'acquérir cette force que ceux-là même qui le méprisent finiront par craindre et respecter. Il est en somme celui qui porte le vêtement de la folie pour enseigner Dieu aux hommes. Mais il faut être à la fois bien malin et bien attentif pour savoir à qui décerner la couronne de sainteté. L'apparence, les facéties et même les prières et les prophéties ne peuvent suffire, car personne ne ressemble plus extérieurement à un fol en Christ authentique qu'un simulateur ou tout simplement un véritable fou. En effet, si les fols en Christ simulent la folie, à une certaine époque de leur histoire ils sont contrefaits par "des simulateurs au second degré" qui viennent se produire en public afin de récolter des aumônes tout en prenant certains risques. Si le XVIe siècle voit de nombreux authentiques fols en Christ (on en compte à cette époque quatorze sur un total de trente-cinq fols en Christ russes canonisés), il est aussi dépassé par l'abondance des simulateurs. Les autorités sont forcées de les chasser des églises où leur vacarme perturbe les services. On les oblige à se couper les cheveux et à vivre comme tout le monde sous peine de partir dans un monastère ou d'être chassés de la cité pour subir de durs châtiments. Dès le XVIIIe siècle, la canonisation des fols en Christ s'arrête, comme s'appauvrit d'ailleurs la vie spirituelle et la sanctification en général. Mals le fol en Christ véritable a finalement résisté aux attaques du temps et des hommes, seulement il vivra caché. D'aucuns pensent qu'il en existe encore, à l'heure actuelle. A l'époque des canonisations, l'Église a pris comme critères de sainteté les miracles accomplis par les fols en Christ avant ou après leur mort. Il s'agissait de guérisons obtenues par leurs prières, de leur vivant, ou sur leur tombe, parfois des années après leur mort. Les innombrables guérisons accomplies par les fols en Christ constituent la véritable preuve de leur sainteté. Les autres phénomènes spectaculaires, tels que les prophéties, la marche sur les eaux, I'ubiquité, qui nous sont contés dans les vies de ces saints ne sont pas des critères de sainteté et tiennent souvent de la légende.

3. Aspect social
Le rôle social du fol en Christ et l'importance qu'il prend au XVIe siècle résultent en fait de nombreux facteurs. En revenant aux XIVe et XVe siècles, on peut constater que les fols en Christ de cette époque sont surtout remarquables par leur ascèse et leur humilité. On peut souligner à ce sujet que les apparences de la folie servaient alors aussi à masquer les actes de sainteté et à préserver le saint de la vénération des hommes. Plus les insultes et le mépris étaient grands, plus les promesses de félicité dans un monde meilleur étaient assurées. Or, au XVIe siècle, l'attitude des fols en Christ est plutôt contraire à l'humilité. Il ne s'agit plus de se faire lapider, il faut démontrer, protester, presque commander. L'époque est plus que jamais troublée. Les Tartars, quoique repoussés aux limites des principautés, ne cessent de s'agiter. Les saints princes serviteurs de Dieu, protecteurs du peuple et de la foi, viennent de s'éclipser devant un monarque absolu. La hiérarchie ecclésiastique et la vie des monastères viennent d'être secouées par la lutte entre saint Nil de la Sora et Joseph de Volotsk, créant un malaise auquel va s'ajouter au XVIIe siècle le schisme des vieux croyants. Cet aspect social que prennent les exploits des fols en Christ au XVIe siècle mérite d'être développé. C'est en effet le plus grand des paradoxes, car si on pouvait les considérer comme saints; tout en riant de leurs excentricités, comment a-t-on pu admettre leur importance dans la cité et même les ériger en défenseurs ? Pour répondre à cette question, il faut examiner de plus près la situation des grandes villes à cette époque, et surtout celle de Novgorod, berceau des fols en Christ. A l'époque de son apogée (XIIIe-XIVe siècles), Novgorod était une ville puissante par son commerce et par les territoires qu'elle avait conquis et qu'elle appelait « terre de sainte Sophie» en l'honneur de la cathédrale de Sainte Sophie construite sous Jaroslav le Sage. Peuplée de bojars, d'hommes libres, de marchands, de paysans et d'esclaves, la ville de Novgorod, érigée en république, était gouvernée par des notables élus au cours d'assemblées appelées "vétché" qui réglaient les affaires et devaient aider le prince. Les territoires dépendants étaient gouvernés par des notables locaux. L'archevêque de Novgorod se trouvait à la tête de l'Église, mais il jouait aussi un rôle politique important : il occupait la première place au conseil gouvernemental, il approuvait par sa bénédiction le choix du "vétché", il jouait le rôle de médiateur vis-à-vis des étrangers, apposait son sceau sur les chartes. Les terres qui constituaient le temporel de l'archevêché étaient immenses et son service était assuré par ses propres fonctionnaires et sa propre armée. Dans cette ville où les pauvres étaient certes plus nombreux que les riches, il y avait des batailles fréquentes, des révoltes meurtrières. La Lituanie voisine convoitait ce riche territoire, et les Novgorodiens aisés penchaient pour un rapprochement avec cette dernière, mais, en 1478, ce fut Moscou, plutôt aimée des pauvres, qui prit la ville de Novgorod, annexa toutes ses dépendances et lui enleva son organisation de ville libre avec son «vêtché». Les fols en Christ ne manquaient pas de manifester leur désapprobation devant les iniquités flagrantes dont se rendaient coupables les plus forts. Au début du XVe siècle apparaît au monastère de Klopsk (dans les environs de Novgorod) l'étrange figure du bienheureux Michel. Célèbre par le mystère de son origine, par ses miracles et par ses prophéties, il ne manqua pas d'audace devant les grands de ce monde. A l'évêque Euthyme, prélat vénal qui n'hésitait pas à voler ses moines, il dit : «Les règles autorisent-elles le pasteur à ruiner son troupeau ?» Anéanti par cette dénonciation, l'évêque tomba malade et mourut. De même, à Chemiaka, prince belliqueux qui venait lui demander sa bénédiction, il prédit une fin prochaine s'il ne renonçait pas à ses habitudes meurtrières Le prince périt dans la première bataille qu'il livra après sa visite au saint. A peu près à la même époque vivait, dans le quartier de Sainte Sophie à Novgorod, le fol en Christ Nicolas Kotchanov et, dans un autre quartier, celui des marchands, le fol en Christ Fédor. Nicolas allait à moitié nu en sautillant dans les rues et jouait sa pantomime, qui n'était pas toujours bien accueillie. Il était séparé de Fédor par la rivière Volkhov traversée par un pont. Les deux bienheureux avaient imaginé de s'amuser à faire le guet afin de s'empêcher mutuellement de traverser ce pont, en faisant semblant d'être des ennemis irréductibles. Ils s'invectivaient tout se en battant à coups de trognons de choux (kotchan).

Ce spectacle, connu de toute la ville, était en fait une parodie des disputes et des batailles souvent sanglantes auxquelles les Novgorodiens se livraient à tout propos Pour Moscou également, le XVe siècle fut une époque de troubles et de calamités. Guerres entre les princes territoriaux et le grand prince de Moscou auquel ils ne voulaient pas se soumettre. Tentative d'union entre l'Église catholique romaine et l'Église orthodoxe grecque, dont Moscou se sépara en nommant son propre patriarche. En ce temps de privations, de désordres, de sécheresse, de famine, de peste, le saint fol en Christ Maxime courait presque nu dans les rues de Moscou en apportant des paroles d'encouragement, de consolation : «A ceux qui tiennent bon, Dieu accorde le salut», disait-il. Aux marchands et aux notables, il lançait : «il y a bien une chapelle dans la maison, mais aussi une conscience avide d'argent». Ou encore : «Il est Abraham par la barbe, mals il est Cham par ses actes». "Tout le monde se signe, mais tout le monde ne prie pas. Dieu met en lumière chaque mensonge. Il ne te trompera pas, mais toi non plus tu ne pourras pas Le tromper». Des voyageurs étrangers de l'époque ont souligné dans leurs récits l'importance politique prise par les fols en Christ russes du XVIe siècle. Fletcher écrit à ce sujet en 1588 : «En dehors des moines, le peuple russe vénère particulièrement les bienheureux (les fols en Christ) et voici pourquoi : les bienheureux, ainsi que les pamphlets, montrent du doigt les défauts des personnages en vue, à propos desquels personne ne se hasarderait à ouvrir la bouche. Mais il arrive parfois que pour une liberté aussi hardie qu'ils se permettent de manifester, on se débarrasse aussi d'eux, comme il en a été avec un ou deux d'entre eux au cours du règne précédent parce qu'ils critiquaient avec trop d'audace la manière de gouverner du tsar». Le même Fletcher parle aussi d'un fol en Christ qui pourrait être Ivan le Grand Bonnet, dont nous reparlerons. On voit donc que les fols en Christ ont été assez nombreux à Moscou à cette époque et qu'ils arrivaient à constituer une classe particulière dont un nombre assez faible a été canonisé. Comme nous l'avons déjà remarqué plus haut, leur attitude était le contraire de l'humilité. Ils pratiquaient une ascèse sévère et ils protestaient à leurs risques et périls par leurs moqueries contre les rigueurs de leur temps. On peut les comparer à des chevaliers sans armure, revêtus et armés de leur seule fol et, en fait, ils sont venus prendre la place des saints princes territoriaux, défenseurs de la foi et de la terre des ancêtres. Ils se tenaient au service de la nation et de l'Église qui a canonisé cinquante, principalement au cours de l'occupation mongole. Mais il en fut tout autrement pour les princes et les tsars de Moscou. Il y en eut de justes et de pieux, mais aucun ne fut canonisé. En effet, les princes de Moscou ont construit un État solide et fort qui n'existait que par la contrainte et l'obligation du service et n'exigeait pas de sacrifice dans le sens religieux du terme. Tout en examinant les rapports entre le tsar et le fol en Christ, nous évoquerons trois des figures les plus attachantes et les plus curieuses de ce siècle : Basile le Bienheureux, Nicolas Salos et Ivan le Grand Bonnet.

4. Rapports entre le tsar et le fol en Christ
C'est au XVIe siècle, sous le règne d'Ivan le Terrible, que les fols en Christ surent s'opposer avec fermeté et courage à la tyrannie. Et, phénomène curieux, c'est aussi sous Ivan le Terrible que l'intimité entre le tsar et le fol en Christ se manifeste le plus visiblement. Il y a à la fois intimité et opposition et il y a aussi ressemblance. Après la mort de sa première femme, Anastasie, en 1560, il se produisit chez Ivan IV un changement de personnalité, ou plutôt une aggravation des tourments qui le rongeaient. Ce tsar, auquel on devait d'importantes décisions pour l'organisation du pays et de brillantes conquêtes, fit une sorte de fugue, menaça d'abdiquer et finit par se créer un état dans l'État, où régnait un despotisme abusif et meurtrier. Nourri de livres pieux, chantant lui-même dans les églises, il forgea sa cour sur le modèle d'un monastère et fit porter à ses "opritchniki", l'habit monastique. Ce déguisement sous lequel se cachaient la débauche et les crimes de cette cour très spéciale peut faire penser à deux choses. La première est qu'il y avait chez Ivan le Terrible un grand sens théâtral et qu'il jouait son rôle de souverain absolu (dont la volonté était le reflet de celle de Dieu) dans le cadre et sous le vêtement qui pouvaient le plus impressionner ses sujets. La seconde est que chez ce despote sanglant, ce fornicateur et débauché notoire qui ne manquait pas de blasphémer à l'occasion, il y avait, caché au plus profond de lui-même, un grand besoin de sainteté. C'était un saint manqué. Il y avait en lui une sorte de folie qui le rapprochait des fols en Christ auxquels il aurait peut-être voulu ressembler. Nous voyons d'un côté un tsar qui s'agite et blasphème, qui commet des actes de violence et qui devient l'antithèse du saint qu'il voulait être. D'un autre côté, nous voyons le fol en Christ qui s'agite et fait beaucoup de bruit, mals qui subit toutes les agressions sans se défendre, qui jeûne, qui mène une vie de pureté et qui parvient à la sainteté véritable. Ivan le Terrible était attiré par les fols en Christ et il les respectait. On peut même dire qu'à une époque ou il n'avait pas encore mérité son horrible surnom, il y avait entre lui et Basile le Bienheureux de Moscou une sorte d'intimité. Parmi les écrits laissés par Ivan le Terrible, il y en a deux signés "Parthène l'ourode", Parthène voulant dire «le vierge», titre que l'auteur se donnait ironiquement et «ourode» voulant dire "laideron", expression dont est tiré le mot "yourodivy" désignant le fol en Christ. L'un de ces écrits, le "Canon à l'ange terrible guerrier" est signé de ce pseudonyme, car le tsar y révèle toute sa frayeur devant la mort et toutes ses pensées intimes qu'il n'aurait pas voulu livrer au public sous son propre nom. Certains auteurs pensent aussi que le pseudonyme était nécessaire car l'archange saint Michel, qui est en fait l'ange terrible du canon, n'y correspond pas à l'image enseignée par la religion orthodoxe Mais pourquoi justement ce pseudonyme ? Était-ce un acte de repentir, d'humilité ? Une manière de reconnaître que tout puissant qu'il était, il n'était au fond de lui-même qu'un gueux, un pauvre fou ? Ou aussi une façon d'admettre qu'il était un saint manqué ? On note d'ailleurs, dans sa lettre au monastère de Cyrille du Lac Blanc, cet aveu : «Et il me semble, à moi le damné, que depuis toujours J'ai été moine...» Comme nous l'avons dit plus haut, il y avait une certaine connivence entre lui et Basile. Celui-ci était le fils de gens simples et pieux qui l'élevèrent chrétiennement dans l'amour du travail et le mirent en apprentissage chez un cordonnier. A l'âge de seize ans, le jeune Basile prit la décision de quitter ses parents et son travail et s'en alla faire le fou. Il se promenait dévêtu hiver comme été et se privait de tout. Sa nudité lui valut le surnom de «celui qui va tout nu» ou de «Basile le nu». Il gardait toujours la tête levée vers le ciel et il priait sans cesse intérieurement. Mais extérieurement, il gardait le silence, de sorte qu'il n'avait point d'amis. Affamé, il allait s'abriter sur le parvis des églises et il se rendait parfois dans une prison où l'on enfermait les ivrognes qu'il tentait de secourir. Il se signala par des actes qui tiennent à la fois du courage et du prodige. Par exemple, on attribue à ses prières (il priait en versant des larmes abondantes) l'échec d'une tentative d'attaque de la ville par les Tartars en 1521. En 1547, il pleura ainsi amèrement en priant devant l'église de l'Exaltation de la Croix. Le lendemain matin, le feu se déclara dans cette église et se propagea dans tout le quartier, puis à l'ancien Kremlin et à la ville chinoise. Tout brûla, y compris le palais princier.

Malgré ses efforts pour cacher sa sainteté sous l'aspect d'un idiot, la réputation de Basile vint aux oreilles d'Ivan le Terrible et du métropolite Macaire. L'hagiographe nous dit que le Seigneur a permis à Basile le Bienheureux de se glorifier devant le tsar grâce à de «nombreux signes», afin que, suivant l'exemple du souverain, chacun l'honore selon ses mérites. On retrouve ces signes dans la vie de saint Basile, enrichie et embellie par la légende Invité un jour à un festin par le tsar, Basile répandit trois fois son vin par la fenêtre, ce qui provoqua la colère d'lvan. Basile lui dit alors : «Ne te fâche pas, je viens d'éteindre l'incendie qui ravageait toute la ville de Novgorod.» Puis le saint se sauva et on le vit marcher sur les eaux de la Moscova. Cependant, le tsar restait sceptique à propos de l'incendie et il envoya un messager à Novgorod. Celui-ci revint en annonçant qu'au moment où Basile se trouvait au palais, on avait vu à Novgorod un homme nu qui éteignait le feu avec un seau d'eau. Peu après, des habitants de Novgorod vinrent à Moscou et reconnurent en Basile le saint qui avait éteint leur incendie Une autre fois, Ivan le Terrible décida de se faire construire un palais sur les Monts des Moineaux qui dominent Moscou. Or c'était un jour de fête et le tsar se rendit à l'église tout en songeant à la meilleure manière d'aménager son palais. Saint Basile vint dans la même église et se cacha dans un coin de sorte que le tsar ne pouvait le voir et il se mit à l'observer pour connaître ses pensées. Après la liturgie, le tsar arriva dans ses appartements, suivi par Basile. Ivan lui demanda : - Où étais-tu ? - Au même endroit que toi, répondit Basile. J'assistais à la divine liturgie. - Comment se fait-il que je ne t'aie pas vu ? - Eh moi, je t'ai vu, répondit le saint, et j'ai vu où tu étais en réalité : était-ce dans la sainte église ou en un tout autre endroit ? - Je n'étais nulle part que dans l'église, dit Ivan. - Tu ne dis pas la vérité, tsar, car Je t'ai vu te promenant en pensée sur les Monts des Moineaux et construisant ton palais. Le tsar fut obligé d'admettre que c'était vrai et il se mit à vénérer et craindre plus qu'auparavant ce sondeur des coeurs et des pensées humaines. Basile rendit la vue à des jeunes filles devenues aveugles pour s'être moquées de lui. A la manière de saint Nicolas, il apaisa une tempête sur la mer Caspienne et sauva un bateau persan plein de passagers sur lequel se trouvaient quelques chrétiens orthodoxes qui firent appel à son aide, alors que lui-même se trouvait à Moscou. Et ils virent Basile tout nu prendre le gouvernail. Peu après, le vent et la mer se calmèrent et tout le monde fut sauvé. Ce prodige fut rapporté au chah qui écrivit à ce sujet à Ivan le Terrible. Certains marchands persans qui s'étaient trouvés sur le bateau reconnurent leur sauveur dans une rue de Moscou. Basile accomplit encore bien d'autres prodiges et, après soixante-douze années de vie de fol en Christ, à l'âge de quatre-vingt-huit ans, en 1552,il tomba malade et ne put se lever. La nouvelle se répandit rapidement dans la ville et parvint aux oreilles du tsar. Le tsar et grand prince Ivan Vasil'evitch accompagné de la tsarine et grande princesse Anastasie et de ses deux fils, Ivan et Féodor, se rendit au chevet du bienheureux pour le réconforter et demander ses prières. Au moment de mourir, Basile dit au tsarévitch Féodor : Tout ce qui appartenait à tes ancêtres sera à toi et c'est toi qui seras l'héritier.» Cette prophétie se réalisa hélas, car au cours d'une dispute avec son fils aîné Ivan, qui aurait dû régner après lui, Ivan le Terrible le frappa si malencontreusement avec sa crosse qu'il lui ôta la vie. Le doux et sage Basile rendit donc son âme à Dieu en 1552, avant les années les plus sanglantes du règne d'Ivan. Celui-ci porta sur ses épaules, avec les jeunes princes, le corps du fol en Christ jusqu'à l'église de la Sainte Trinité sur le ravin. Il fut enterré en grande pompe au cimetière attenant. En 1554, Ivan le Terrible fit construire au même endroit l'église de la Protection de la Vierge, en remerciement pour la victoire qui lui permit de conquérir Kazan. A partir de 1588, de nombreuses guérisons eurent lieu sur la tombe de Basile. On construisit alors, sous le règne du tsar Féodor, une chapelle au nom de saint Basile le Bienheureux à la cathédrale de la Protection de la très sainte Mère de Dieu, et ses restes furent placés dans une châsse en argent. La vénération de ce saint fut si grande que la cathédrale est appelée encore aujourd'hui «Basile le Bienheureux.» Elle se dresse à l'extrémité de la Place Rouge, face au Kremlin, à Moscou. Après la mort de Basile eut lieu le changement profond de personnalité du tsar Ivan, dont nous avons parlé plus haut. Dans un pays partagé en deux camps dont l'un avait pour mission de piller et d'assassiner l'autre, le tsar était sans cesse en proie à la méfiance et à la crainte de quelque trahison. C'est ainsi qu'en 1570, Ivan le Terrible s'en alla guerroyer contre ses propres sujets et voua à la destruction la ville de Novgorod au cours d'un massacre qui dura plusieurs semaines. Il rencontra à cette occasion un ferme défenseur de la justice et de la foi, le reclus Arsène (qui était aussi, par son comportement, un fol en Christ), fondateur d'un monastère et d'une église dans le quartier des marchands. Celui-ci pria de longues nuits avec ferveur en pleurant abondamment et fut épargné par le tyran. Mais il lui refusa sa bénédiction et l'accusa durement de répandre ainsi le sang des innocents. Il devait accompagner le lendemain le tsar à Pskov où celui-ci se proposait de traquer les traîtres, mals la mort vint surprendre saint Arsène dans la nuit, tandis qu'il priait. Ce fut à la mi-février 1570, au cours de la première semaine du carême pascal, que le terrible tsar Ivan s'approcha de Pskov et s'arrêta dans le village voisin de Lloublatov. La chronique dit : «Il arriva en grande fureur, rugissant comme un lion, voulant déchirer les gens innocents». «Mais le Seigneur Dieu inspira à son saint Salos Nicolas et au prince aimant le Christ Jurij Tokmakov le désir d'apaiser la colère du tsar." En apprenant l'approche d'une telle tempête, les habitants de Pskov furent saisis de terreur : les rues résonnaient de pleurs et de cris. Certains décidaient de fuir dans la foret; d'autres, plus braves, avaient l'intention de s'enfermer dans la ville pour résister. Le prince Jurij Tokmakov réussit avec peine à faire accepter aux habitants de Pskov de s'en remettre à la Volonté divine et de recevoir le tsar avec obéissance dans l'espoir qu'il ne se résoudrait pas à commettre de nouveaux meurtres. Dans l'attente de la menace qui se rapprochait, personne ne fermait l'oeil; tous les citadins passèrent la nuit en prières. A minuit, on sonna les matines du dimanche. Le tsar s'imagina très distinctement avec quels sentiments les citadins se rendaient à l'église de Dieu pour prier une dernière fois le Très-Haut de les sauver de la colère du tsar. «En ce moment, tout le monde tremble à Pskov, mais en vain; je ne leur ferai pas de mal," dit le tsar d'une voix calme. «Émoussez les épées contre la pierre; que les meurtres s'arrêtent," ordonna-t-il aux généraux. Le lendemain matin (20 février, second dimanche du carême), les rues de Pskov offraient un curieux spectacle. Dans toutes les rues jusqu'au Kremlin, devant chaque maison, étalent dressées des tables avec le pain et le sel traditionnels en signe de bienvenue, et devant ces tables se tenaient les habitants de la ville en habits de fête. La peur les tenaillait tous, comme s'ils étaient condamnés à mort. Un seul homme en chemise, une corde lui servant de ceinture, se promenait avec assurance et insouciance dans les rues, courant pieds nus d'une table à l'autre et essayant d'encourager les habitants. C'était le fol en Christ Nicolas surnommé "Salos". Lorsque le cortège du tsar arriva, les cloches de toutes les églises se mirent à sonner solennellement. Ceux qui se tenaient aux portes de la ville se prosternèrent jusqu'à terre devant le tsar. Le prince lui présenta le pain et le sel en s'inclinant profondément, mais Ivan le Terrible le regarda avec fureur et repoussa le plat : la salière tomba et le sel se répandit sur la neige. Tout le monde tremblait de peur. Le tsar entra dans la ville. Les citadins, à genoux, le recevaient aux portes avec le pain et le sel. Tout à coup, le yourodivy Nicolas apparut devant le tsar; à la manière des enfants, il chevauchait un bâton et, en se plaçant auprès d'lvan, il murmurait : "Cher Ivan, cher Ivan, mange du pain et du sel et pas du sang humain." Le tsar en colère ordonna qu'on se saisit de lui, mais le bienheureux disparut dans la foule. Le tsar fut reçu par les prélats sur le parvis de la cathédrale de la Sainte Trinité où il entra et assista au Te Deum. A la sortie, il rencontra de nouveau Nicolas Salos qui le pressait de venir dans sa cellule sous le clocher de la cathédrale. Le tsar finit par accepter. Dans la misérable et étroite cellule du Salos, un banc était recouvert d'une nappe bien propre sur laquelle se trouvait un énorme morceau de viande crue. - Mange, cher Ivan, mange, répétait Nicolas qui offrait la viande au tsar en s'inclinant. - Je suis chrétien et je ne mange pas de viande en carême, dit sévèrement le tsar. - Tu fais bien pire, remarqua le bienheureux. Tu te nourris de chair et de sang humain, en oubliant non seulement le carême, mais Dieu Lui-même. Le sang d'Ivan le Terrible ne fit qu'un tour. Il ordonna de décrocher les cloches de la cathédrale et de piler la sacristie. Le bienheureux lui dit alors d'une voix sévère : «Ne nous touche pas, passant, retire-toi bien vite de chez nous. Si tu tardes encore, tu n'auras plus rien pour prendre la fuite ». Le tsar n'écouta pas ce conseil; il ordonna qu'on décroche la cloche de la Sainte Trinité et, au même Instant, son meilleur cheval tomba, terrassé, selon la prophétie du saint. Effrayé, le tsar s'empressa de quitter la ville. Il resta encore quelque temps dans un village voisin, puis il retourna à Moscou. Le Salos Nicolas s'endormit dans le Seigneur le 28 février 1576. Ses restes reposent sous une dalle à la cathédrale de la Sainte Trinité. Miné par la maladie, le tsar Ivan le Terrible mourut le 18 mars 1584, à l'âge de cinquante-six ans. Les spécialistes pensent que le Canon à l'Ange terrible fut composé en 1571 ou 1572, après le pillage de Novgorod, ce qui indiquerait que le roi était en proie à de vifs remords à ce moment.

Mais, quoique vers la fin de sa vie il fût encore plus tourmenté - dit-on - par ses crimes, il n'en commit pas moins un dernier, peut-être pire que tous les autres: le meurtre (accidentel et non prémédité) de son fils aîné Ivan, qui eut lieu un an et demi avant sa mort. Ainsi s'accomplit la prophétie de Basile le Bienheureux: Féodor devait succéder à son Père. On serait tenté de terminer là cette petite étude des fols en Christ, par ce pathétique appel au secours d'un misérable qui aurait peut-être voulu être l'un d'eux et avoir la paix de l'âme. Mals il nous reste encore à évoquer une autre figure, qui est pour certains la seule qu'ils connaissent du fol en Christ, car elle apparaît dans l'oeuvre de Pouchkine Boris Godounov. Il s'agit du fol en Christ Nikolka qui accuse ouvertement Boris Godounov d'avoir égorgé le tsarévitch Dimitri. Cette accusation est aujourd'hui réfutée par la majorité des historiens. Le personnage réel s'appelait Ivan, dit Gros Bonnet ou Bonnet de Fer, ou encore Porteur d'Eau. Il était originaire de Vologda et travaillait gratuitement dans les salines pour mortifier sa chair. Il quitta Vologda pour Rostov où il mena la vie d'un fol en Christ. Il cherchait à épuiser totalement sa chair en portant des croix et des chaînes métalliques. Coiffé d'un gros et pesant bonnet, Il portait aux doigts de lourdes bagues en cuivre et tenait entre ses mains un chapelet en bois. Ses prophéties étalent menaçantes; il prévoyait l'invasion de la Russie par des étrangers. Son ardeur à sauver son âme et son pays le poussa jusqu'à Moscou où il allait par les plus grands froids pratiquement nu en appelant la population au repentir et à la prière. Il n'hésitait pas non plus à reprocher leur conduite même aux personnages les plus en vue. On dit qu'en rencontrant Boris Godounov, il disait à voix haute : «Tête pleine de sagesse, occupe-toi des affaires de Dieu, Dieu attend longtemps, mais quand Il frappe,Il fait ma.» Sa charité pourtant était grande et les guérisons qu'il accomplit avant et après sa mort furent nombreuses. Sentant venir sa fin, il se rendit à l'église de la Protection de la Vierge et de Saint Basile, et il demanda au prêtre une place où il pourrait s'étendre. Celui-ci comprit ce qu'il voulait dire et il promit de l'enterrer. Le 3 Juillet 1589, le bienheureux Ivan le Gros Bonnet s'en alla au bain, enleva pour la première fois ses chaînes et tout ce qui l'appesantissait, se lava à l'eau trois fois et se coucha sur un banc. Avant de mourir,il recommanda que son corps soit porté à l'Église Saint Basile. Le tsar Féodor, fils d'Ivan le Terrible, qui avait beaucoup entendu parler d'Ivan le Bonnet de Fer, voulut que l'office des morts soit célébré par tout le clergé de Moscou. Une foule immense se rassembla, hommes, femmes, enfants, vieux et jeunes. Au milieu de l'office, une violente tempête se leva, les icônes se décrochèrent en assommant les fidèles, un sacristain fut tué dans le sanctuaire, un diacre fut emporté presque mort et un prêtre fut soulevé par le souffle du vent par-dessus les portes de l'église et projeté à terre si violemment qu'il resta longtemps muet et sans connaissance. Il n'eut ensuite que le temps de se confesser avant de mourir. Il y eut aussi de nombreux morts parmi les fidèles, certains étalent assourdis par le tonnerre ou brûlés par la foudre. On vit dans cette affreuse calamité un signe du ciel, précurseur des maux qui devaient s'abattre sur la Russie en punition de ses crimes. Mais le bienheureux apporta la consolation à ceux qui le vénéraient : après sa mort, il accomplit dix-sept guérisons. On peut donc conclure que le fol en Christ russe est un personnage qui appartient aussi bien à l'histoire de la religion, par sa sainteté et son ascèse, qu'à l'histoire tout court, par son rôle politique et social, et au folklore populaire, par son caractère tragi-comique et théâtral. Bien sûr, on peut le comparer à ses prédécesseurs grecs, ou à certains fols en Christ occidentaux, mais il a ceci de remarquable qu'un Russe, s'il regarde avec sincérité bien au fond de lui-même, se reconnaîtra en lui. Il retrouvera ses élans spirituels, son goût de la liberté absolue et du vagabondage, son mépris des biens terrestres au point de négliger sa demeure et son vêtement, sa sensibilité et sa générosité excessives, ainsi que le désir irrésistible de rire de soi-même et des autres. Le fol en Christ est allé jusqu'au bout de ces aspirations; on le regarde avec quelque envie, lorsqu'on voit que la pensée, les gestes, la vie même de l'homme sont asservis par les critères de la civilisation ou par la botte du pouvoir totalitaire. Le fol en Christ crée une caricature, mais il se trouve que cette caricature porte en elle toute la vertu masquée par les tribulations ordinaires de la vie. Un autre personnage appartenant à la littérature folklorique russe et qui, selon G. P. Fedotov, possède aussi le caractère paradoxal du fol en Christ, est «Ivan Dourak». Il s'agit d'Ivan le Niais, du simplet mépris de tous, qui couche à l'écurie, mais il est brave et astucieux, et tout lui réussit. Il épouse une princesse et finit même par être tsar. C'est là aussi une façon de dire qu'il n'est pas indispensable d'être beau, intelligent et bien né pour construire une vie. Pour en revenir à cette Russie ou plutôt à l'Union soviétique, où il suffit parfois de proclamer trop haut sa foi pour se retrouver dans un hôpital psychiatrique ou enfermé dans un camp, que devient le fol en Christ ? Eh bien, il faut croire qu'effectivement il se trouve dans un hôpital psychiatrique ou dans un camp, ou alors que, dans quelque cave ou quelque mauvaise cabane, il prie en silence pour la délivrance de son pays. La Russie est grande, au propre comme au figuré. Malgré le défilé d'octobre qui vient marquer douloureusement, tout près de Basile le Bienheureux, chaque année qui passe (en 1987 ils fêteront le 70e anniversaire de ce qu'ils appellent une révolution libératrice), chacun de nous ressent profondément, dans la dispersion, que la Russie est là, vivante, grâce à la foi de ses pères et aux prières de ses saints.

Alexandra GATINEAU
Extrait de la revue Contacts, n°I38
2e trimestre I987