"Les Gnostiques" de Jacques Lacarrière


"Connaître notre condition réelle, savoir sous quelle masse fantastique d'obscurité, de mers, de cercles successifs nous sommes condamnés à vivre, en quels antres sous-marins nous végétons, atrophiés et infirmes, comme ces protées, ces vers aveugles vivants dans les eaux souterraines, nus et blancs - ou plutôt albinos car le blanc est encore une couleur, savoir cela est la première étape de la pensée gnostique.

Ce regard incisif que les gnostiques ont porté vers le ciel, ils l'ont tourné également vers notre terre. La terre d'Egypte, brûlée du Feu Solaire, faite de montagnes arides et de déserts ou, à l'entour du Nil, de marécages limoneux abritant une vie grouillante dans les herbes folles, a peut être suscité les images qu'ils se sont faites de notre planète. Car cette terre est pétrie de contrastes violents, de luttes implacables entre la lumière aveuglante des jours et l'ombre glacée des nuits, comme si les éléments eux-mêmes ne pouvaient que se heurter, se défier dans les cycles du temps.

Je me souviens d'une promenade nocturne, au début de l'automne, aux environs d'Alexandrie. Les étoiles brillaient avec une netteté fantastique. De la terre montait une buée mouvante où se mêlait l'odeur ambrée des marécages. Ce ciel cristallin si pur que nulle étoile n'y clignotait et ce sol brûlant d'où la vie semblait sourdre par effluves offraient deux visages inconciliables du réel: la rigueur minérale de l'infini céleste et la turbulence confuse où tremblait, avec la sueur de la Terre, ce voile d'odeurs et de senteurs de la matière pourrissante.

Mais ce n'est véritablement ni le ciel, ni la terre, les odeurs, ni même, au delà de ces données primaires, la confusion de l'histoire et le désordre des systèmes, au temps où les gnostiques vécurent, qui peuvent expliquer entièrement ce regard inquisiteur porté sur notre monde. On sent que leur vision du monde et de la terre fut dictée par un sentiment global à l'égard de la matière, fait de répulsion et de fascination. Non qu'ils aient été incapables de ressentir la beauté du monde ou du ciel. Un jeune gnostique alexandrin, mort à 17 ans, Epiphane, a écrit sur la terre, le soleil, la justice et l'amour un des textes les plus prenants qu'il soit possible d'imaginer.

Mais ce qui les hante avant tout, en présence de cette matière, de son opacité, de sa compacité, de sa densité, de sa pesanteur (et cette pesanteur, cette matérialité, ils la devinaient dans l'air elle-même, dans les états les plus subtils en apparence, le tremblement de l'eau, le vent du désert, le scintillement des étoiles), ce qui les hante c'est l'intolérable sentiment que cette matière inhibitrice résulte d'une erreur, d'une déviation des structures cosmiques, qu'elle n'est que l'imitation ou la caricature de la matière originelle de l'hyper-monde.

L'alourdissement, l'engourdissement impartis à tout ce qui existe, de l'air à la pierre, de l'insecte à l'homme, est une contrainte inadmissible, une malédiction insupportable. Et ses conséquences sont multiples. Car à la pesanteur de la matière elle-même, à la lourdeur des corps vivants s'adjoignent fatalement celles de l'esprit. 

Notre pensée est marquée des mêmes interdits que notre corps, elle se heurte aux mêmes murs, s'alourdit elle aussi sous le poids des mêmes contingences. La plupart des gnostiques ont traduit cette contingence de l'esprit, inhérente à la matière qui nous compose, par une image simple et révélatrice: celle du sommeil. Le sommeil est à la conscience ce que la pesanteur est au corps: un état de mort, d'inertie, une pétrification du psychisme. Nous dormons. Nous passons notre vie à dormir. Et seuls ceux qui le savent peuvent, là encore, briser ces murailles de l'inertie mentale, réveiller en eux l'étincelle qui réside malgré tout en nous, comme une déchirure dans la nuit corporelle.

Se réveiller, être éveillé, veiller, voilà les termes qui reviennent dans les écrits gnostiques. Si Hermès est un des dieux favoris de leur panthéon, c'est qu'il est par excellence l'Eveillé, celui à qui Homère attribuait déjà le pouvoir de "réveiller", de sa baguette d'or, les yeux de ceux qui dorment. Et comme, dans la mythologie ancienne, Hermès était aussi ce que l'on nomme pompeusement un psychopompe, c'est-à-dire un accompagnateur des âmes dans le royaume des morts (où il les guidait jusqu'au tribunal des trois juges infernaux), il passait pour celui qui garde, même au domaine des ombres, les yeux grands ouverts d'un vivant et qui reste éveillé jusqu'au coeur de la mort. Qu'importent d'ailleurs les noms, les attributs de ceux que les gnostiques ont élevés au rang d'Initiateurs. Ce qui compte, c'est de lire, au-delà des méandres de la mythologie ou des systèmes théoriques, l'existence et la recherche d'une ascèse et d'un pouvoir précis: garder les yeux ouverts, refuser le sommeil, s'éveiller à la véritable conscience de soi-même.

Si le sommeil est ainsi tenu par les gnostiques pour l'état le plus néfaste de la vie, ce n'est pas seulement parce qu'il est une mort apparente, c'est qu'il implique aussi un retour vers l'immobile, un abandon à l'inertie tentaculaire du monde. Endymion, ce jeune et beau berger de la mythologie grecque que Séléné, la Lune, surprit une nuit en train de dormir et dont elle devint si éperdument amoureuse qu'elle supplia Zeus de ne jamais le réveiller si bien qu'Endymion conserva son éternelle jeunesse mais au prix d'un sommeil éternel, cet Endormi précoce, cet Embaumé vivant était pour les gnostiques l'image de notre condition et prouve la perversion évidente des dieux ou des faux dieux: contraindre un être jeune et beau à ne jamais revivre sans pour autant le tuer, n'est-ce pas le comble du sadisme que seul un dieu peut concevoir, parce que mentalement mieux agencé qu'un homme ? Voilà à quoi nous a contraint l'affreux démiurge, l'ignoble éon qui, aux origines du temps (qu'il dut d'ailleurs susciter avec la pesanteur, le temps étant pour le gnostique un état propre à la matière maudite) a perverti l'histoire du monde: à dormir toute notre vie sans même le savoir et sans être, comme Endymion, délivrés pour autant de la mort.

En d'autres termes, il semble pour le moins évident que notre monde, celui du Feu Obscur, soit le domaine du mal. Ce terme, il ne faut pas l'entendre ici au sens moral mais au sens biologique: le mal, c'est l'existence de la matière elle-même, en tant que création parodique, ordonnance truquée des semences premières, c'est l'existence de ce sommeil de l'âme qui nous porte à prendre pour réel ce qui n'est que le monde illusoire des songes, ce sont toutes les données, on dirait aujourd'hui toutes les structures, de notre univers quotidien. Il exsude le mal par chaque pore et notre être pensant est lié au mal aussi inéluctablement que notre être physique l'est au carbone de nos noyaux.

A ce niveau, bien sûr, une sorte de vertige nous prend à inventorier, dans les horreurs du monde contingent, les ramifications de ce cancer tentaculaire.
Nous baignons dans le mal comme au sein d'une mer polluée et aucun détergent de l'âme, si ce n'est justement celui que propose la Gnose, n'est capable de nous en laver. D'où le caractère fondamentalement vicié de toutes les entreprises et institutions humaines: temps, histoire, pouvoirs, Etats, religion, races, nations, toutes ces notions sont entachés de cette tare première.
Quoi qu'en aient dit beaucoup d'historiens de la Gnose, je crois que certains gnostiques sont moins arrivés à ces conclusions plutôt décourageantes par esprit de synthèse que par une observation raisonnable du monde naturel ou du comportement humain. Le moindre fait les incitait à penser que les forces mauvaises se déchaînaient sans cesse sur nos têtes. Ainsi, le phénomène le plus simple, le plus inéluctable aussi, celui de la nutrition, aurait pu être pour les gnostiques un exemple typique de cet engrenage maléfique car se nourrir, entretenir la vie, implique justement la mort d'autres espèces vivantes. Chaque naissance, chaque perpétuation de la vie accroît le champ de la mort. C'est un cercle sans fin, aussi vertigineux que le tourbillon des étoiles ou le cycle du temps.

Dans ce cercle sans fin, le simple fait de vivre, de respirer, de se nourrir, de dormir, de rêver, implique l'existence et l'accroissement du mal. Ce que les darwiniens appelleront plus tard la vie et la sélection naturelle est apparu aux yeux des gnostiques comme une preuve flagrante du vice fondamental de l'univers. Mais ce vice natif, où les Hébreux et les Chrétiens voyaient l'empreinte du pêché originel et donc la responsabilité de l'homme seul, apparaît au contraire aux gnostiques comme un statut imposé à l'homme. Ce dernier n'est absolument pour rien dans la malédiction qui le frappe: le vrai responsable, c'est ce démiurge sadico-pervers qui a osé imaginer, jusque dans ses moindres détails, un monde aussi cruel. Car enfin, si ce monde était l'oeuvre d'un Dieu de bonté et de justice et non celle d'un démiurge inexpert et foncièrement mauvais, il faudrait alors lui attribuer les pensées les plus fourbes, les songes les plus inavouables, les refoulements les moins extirpables.
Comment un Dieu suprême aurait-il pu concevoir les incroyables enchaînements, mécanismes, destructions, massacres qui constituent l'exercice même de la vie ?
Quel esprit retors a-t-il pu concevoir, pour la procréation de la mante religieuse, la décapitation du mâle et sa dévoration par la femelle ? Quel être au sadisme incommensurable a-t-il pu imaginer la piqûre paralysante de la guêpe ammophile dans la chair des chenilles, dévorées vivantes par les larves de l'insecte ailé ? Qui a osé façonner, à seule fin de brouiller les chemins de la copulation, l'affreux sexe, le cloaque des tortues ? Quel démiurge paranoïaque eut-il l'idée de créer les bonellies, ces vers marins dont la femelle, cent fois plus petite que le mâle, vit dans l'oesophage de son partenaire - si l'on peut appeler partenaire le monstre qu'elle parasite sans le savoir ?

Qui a déterminé, prévu, assuré tous ces processus aberrants, ces voies détournées, ces bifurcations multiples de la vie ? Bien sûr, je m'exprime ici, volontairement, en termes contemporains. Les gnostiques ignoraient sans aucun doute les moeurs des ammophiles, des mantes et des bonellies. Mais le monde naturel de leur temps leur offrait d'autres exemples, moins subtils mais tout aussi probants, de l'avanie universelle. L'existence même du sexe ne pouvait être que l'invention d'un être lui-même névrosé et ce n'est pas un hasard si quelques psychanalystes ont retrouvé chez les gnostiques une attitude étonnamment proche de la leur quant au regard porté sur la création et la procréation.

Cet inventaire des ramifications du mal, du cancer planétaire qui ronge jusqu'à notre ciel, imprègne nos cellules, investit nos moindres pensées, nous aurons l'occasion de le reprendre en détail en compagnie des gnostiques eux-mêmes. Pour l'heure, il semble acquis que le cercle du Feu Obscur dont dépend notre terre est avant tout le domaine du mal, un mal subtil, moléculaire qui chute des étoiles comme la rosée des nuits, recouvre et oblitère jusqu'à nos façons de penser. Comment dès lors, en ce monde rongé par cette rouille céleste, séparé du royaume des lumières par un verrou cosmique, le gnostique ne se sentirait il pas dans la même condition qu'un prisonnier déporté sur une planète maudite, un exilé, un étranger perdu au coeur d'un monde hostile ?"

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