Nicolas Berdiaev


Nicolas Berdiaev est né le 19 mars 1874 près de Kiev dans une famille de la haute aristocratie, et c'est à Kiev qu'il passe son enfance et son adolescence. Nourrissant progressivement sa révolte contre la société mondaine et aristocratique à laquelle il appartient jusqu'à la rupture, il découvre le marxisme à 20 ans et entre, alors étudiant, dans le monde révolutionnaire.

En 1898, il est emprisonné pour menées révolutionnaires, libéré, puis exclu de l'Université et placé en résidence surveillée pendant 2 ans à Kiev. C'est à cette période qu'il fait la connaissance de Léon Chestov- écrivain et philosophe russe (1866-1938) ennemi de la pensée systématique et de la nécessité, enseignant que la recherche philosophique authentique se fonde sur l'expérience du désespoir, primordiale pour l'homme, et non sur la raison. Pour cet homme, la connaissance rationnelle, contraignante et limitée, s'opposait non seulement à la véritable philosophie, mais aussi à la foi qui est par essence une liberté absolue. C'est donc en rejetant les certitudes paralysantes de la connaissance rationnelle et en s'engageant dans une quête existentielle intégrale que l'homme, nous dit Chestov, sera véritablement libre. "Athènes et Jérusalem" (1938), son livre le plus important, est considéré par plusieurs comme le sommet de la prose philosophique russe. (Patrick Dionne)

Après une condamnation à 3 ans d'exil à Vologda dont il ne fera que quelques semaines, Berdiaev retourne à Kiev et se tourne vers la religion orthodoxe, notamment sous l'influence du Père Serge Boulgakov, et épouse Lydie Trouchev. Il découvre, en 1904, la Théosophie, sous l'impulsion d'Héléna Petrovna Blavatsky et Annie Besant. Mais celle-ci lui déplaira au point qu'il dira qu'elle contribua fortement à sa conversion à l'Eglise Orthodoxe.

Survient alors, en 1907, un événement singulier qu'il décrira brièvement dans son Essai d'autobiographie spirituelle : "Je me rappelle un moment - c'était en été, à la campagne - je me trouvais dans le jardin, à l'heure du crépuscule et le coeur lourd... Sous les nuages, la nuit s'épaississait, mais subitement une lumière intérieure surgit." Ce fut cette lumière, c'est sans doute cette "lumière non crépusculaire" dont parle Soloviev qui invite à "se mettre en route", en sa direction. Il dira lui-même que ce ne fut pas une "conversion", parce qu'il ne trouva pas la paix du coeur en cette circonstance, et l'on ne peut parler d'une initiation au sens strict. Il passe l'hiver 1907 à Paris, puis retourne à Moscou où il retrouve Serge Boulgakov. C'est de cette époque que date son admiration exclusive pour Jacob Boehme - et on peut se demander si ce dernier - "son ange" - n'est pas pour quelque chose dans l'évolution ultérieure de Berdiaev.

Vint la révolution de 1917. Nommé membre du Conseil provisoire de la République, il se détourne rapidement de l'activité politique, rédige La Philosophie de l'inégalité, qui est une attaque contre le bolchevisme et qui ne sera pas publié ; il est nommé ensuite vice-président de l'Union des Écrivains et professeur à l'université de Moscou. Ses ennuis avec le régime commencent en 1920, et il sera finalement expulsé de Russie en 1922, « pour des raisons idéologiques et non politiques ». Commence l'exil, à Berlin d'abord, de 1922 à 1924, où il est Doyen de l'Institut scientifique russe, puis à Paris où il vécut jusqu'en 1947, année de sa mort, le 23 mars. Plus de vingt années par conséquent s'écouleront à Paris où il se consacrera exclusivement à son oeuvre. (Source : AccordPhilo)

Toute l'oeuvre de Nicolas Berdiaev part d'un postulat selon lequel « l'esprit est « inversé » dans le monde, il s'en détache, y redescend, se symbolise en lui » et toute sa vie s'explique par sa revendication de l'action créatrice - et donc par son refus de ce qui la limite : « Ma voie spirituelle m'ayant mis en contact avec le monde de l'orthodoxie, j'éprouvais la même angoisse que j'avais ressentie dans les mondes aristocratiques et révolutionnaire, j'y retrouvais la même atteinte à la liberté, la même hostilité envers l'indépendance de la personne et de son action créatrice ». Toute sa démarche philosophique ou plutôt gnostique repose sur la notion d'Ungrund, selon Maître Eckhart : « Dieu en tant que créateur du monde et de l'homme est corrélatif à la création. Il surgit des profondeurs de la Divinité, de l'inexprimable Néant. Telle est l'idée la plus profonde et la plus secrète de la mystique allemande ». Mais c'est à Jacob Boehme - auquel il consacrera de nombreuses pages - qu'il est redevable de certaines « percées », en particulier en ce qui concerne sa conception de la sexualité humaine. Quant au fond de sa pensée, elle découle de cette « action créatrice » qui en constitue le moteur, du fait qu'il accorde à l'esprit la précellence sur l'être : « L'esprit est l'acte créateur ; l'esprit crée un être nouveau. L'activité créatrice, la liberté créatrice du sujet est primitive. Le principe de causalité ne s'applique ni à l'esprit ni à la vie spirituelle. L'esprit est de Dieu, et l'esprit mène à Dieu. L'homme reçoit tout de Dieu par l'esprit et c'est par l'esprit que l'homme donne tout à Dieu, qu'il multiplie les dons qu'il a reçus, qu'il crée ce qui n'existait pas auparavant. L'esprit vient de Dieu. L'esprit n'est pas créé par Dieu comme l'est la nature, il émane de Dieu, il est versé, insufflé par Dieu à l'homme ».

Pour Nicolas Berdiaev, l'homme peut contempler Dieu par une « orientation ascendante » de l'esprit. Pour y parvenir, il doit d'abord passer du monde de la chair au monde de l'âme, puis de celui-ci au monde de l'esprit, dans une démarche typiquement « pneumatique ». Cette même démarche lui permet d'affirmer aussi que l'Église de Pierre, « dont l'Église orthodoxe reçoit aussi sa prééminence », s'oppose à l'Église de Jean dont « les saints et les mystiques sont les vivants dépositaires ». Car, ce qui caractérise la tradition johannique est qu'elle suppose chez l'homme une connaissance de type « pneumatique », et quand nous disons, elle s'oppose, c'est bien à la manière dont l'âme s'oppose à l'esprit et le psychique au spirituel. Voici justement ce qu'il dit de la tradition johannique : « L'Église de l'amour est l'Église de Jean, l'Église éternelle, recelant en elle la plénitude la vérité à la fois sur le Christ et sur l'homme. »

S'agissant de la sexualité humaine, pour Nicolas Berdiaev, « l'homme intégral comprenait en lui la nature féminine », et surtout il dira : « Ce n'est ni l'homme ni la femme qui sont faits à la ressemblance divine, mais seulement l'androgyne, l'être intégralement bisexué ». C'est d'ailleurs ce qui le conduira à pratiquer l'abstinence, et à parler de la virginité comme d'une « énergie sexuelle positive ». On reconnaît bien sûr ici la marque de Jacob Boehme : « Selon l'enseignement génial de Boehme, l'homme perdit la Vierge éternelle (Sophia), celle-ci le quitta et se réfugia dans le ciel. La nature féminine se détacha de l'homme-androgyne, et devint pour lui une nature extérieure » ; « L'enseignement de Boehme concernant la Sophia est précisément celui de la Vierge et de l'image androgyne, image intégrale et virginale de l'homme », écrira-t-il à ce propos.

« Ce qui se passe dans les profondeurs de l'homme se passe également dans celles de Dieu. »

J'ai découvert Nicolas Berdiaev en 1999, à travers son livre "Le Nouveau Moyen-Age". Je fus alors littéralement transcendée par l'aisance avec laquelle ce philosophe éclairait l'époque contemporaine - je veux parler du XXe siècle - et "prophétisait" - plus encore qu'il ne pressentait - l'époque à venir. Une époque non pas de "révélations" et de lumière mais une époque de profondeur, de mutation et de ténèbres. Il convient de souligner ici que la notion de ténèbres ou de nuit, au sens où l'entend Berdiaev, n'a rien de négatif ni de dramatique. Berdiaev parle en effet de ténèbres en tant que polarité de la lumière, en tant que pendant de l'ère "masculine" et lumineuse de la raison s'obscurcissant dans le crépuscule montant de l'ère "féminine" de l'intuition. Partant du constat qu'il y eut toujours, historiquement, succession de périodes de lumière (la Grèce antique, la Renaissance) et de ténèbres (le Moyen-Age), il prophétise un retour au monde de la nuit, au monde de l'intuition. De fait, c'est un nouveau chaos qu'il pressent. Le vingtième siècle passera sans que l'humanité ne réalise la portée de cette vision prophétique. Aujourd'hui encore, ce que l'on peut appeler les vestiges de l'époque des Lumières ne survit que dans la nostalgie. L'homme contemporain croit vivre encore avec les mêmes valeurs - et pourtant celles-ci sont minées par un puissant courant venu des profondeurs de l'humanité et de l'Histoire. Car un gouffre béant s'ouvre devant les hommes, un gouffre inconnu, mystérieux et privé de lumière. C'est à tâtons, avec le seul recours de l'intuition qu'il est possible de pénétrer cet Inconnu. Avec courage aussi.

Délaissant cette "nostalgie" du passé, Nicolas Berdiaev nous convie à nous plonger dans ce monde étrange, aux contours indistincts. S'il fut un grand penseur, il fut aussi un homme de coeur, chrétien au sens le plus noble du terme. Toute son oeuvre est parcourue d'un élan eschatologique afin de redonner du sens à l'existence humaine. Doté d'une acuité historique remarquable, c'est sans peine que son regard plonge aux sources du passé, saisit l'époque contemporaine, et se projette vers un avenir des plus lointains. En homme libre, il se saisit avec une profondeur inouïe des problèmes du bien et du mal, du "péché originel" et de la destination de l'homme (titre de l'une de ses oeuvres). Il apporte ainsi un éclairage nouveau sur des principes vidés de toute substance afin de leur redonner vie.

Pour ne donner qu'un exemple, voici ce qu'il dit du problème du péché et de la Chute : "La doctrine du péché originel a un tout autre sens que celui qu'on lui attribue généralement. En effet, le mythe de la Chute, loin d'amoindrir l'homme, l'élève intensément. La psychologie contemporaine de l'inconscient qui divulgue en l'homme un effroyable bas-fond de ténèbres et qui dénonce le caractère inférieur de ses états les plus élevés, humilie l'homme, le piétine dans la boue. Par contre, la doctrine de la Chute projette une lumière toute différente sur les instincts criminels en l'homme. Elle voit dans le fait qu'il est déchu, une preuve de ce qu'il est un être supérieur, un esprit libre. S'il est tombé d'un sommet, il peut à nouveau s'élever jusqu'à lui. La pensée que son origine puisse remonter à la poussière amoindrit l'homme infiniment plus que la notion de péché originel. Le mythe de la Chute est , au contraire, celui de sa majesté."

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