Simone Weil


Note biographique.
Simone Weil est née à Paris en 1909 dans une famille juive cultivée. Son père était médecin. Elève d’Alain, elle devient agrégée et professeur de philosophie. Elle milite dans le mouvement anarchiste et se fait remarquer par son action politique et syndicale. Elle décide de partager le sort commun des hommes et travaille en usine de 1934 à 1935. Elle s’engage, en 1936, aux côtés des républicains dans la guerre civile d’Espagne. Elle dénonce l’Eglise catholique, ses excès passés et son blocage présent. Elle écarte la tradition juive (par rejet du méchant dieu biblique) au profit de la culture grecque idéalisée.

L’occupation de Paris, en juin 1940, lui fait gagner Marseille où elle rencontre le père Perrin avec qui elle approfondit la révélation chrétienne. Ouvrière agricole en Ardèche, elle poursuit sa découverte du Christ avec Gustave Thibon. Tandis que sa famille a trouvé refuge aux Etats-Unis, elle gagne Londres où elle travaille dans l’administration de la « France libre ». Malade, elle se laisse peu à peu mourir de faim en 1943.

Les écrits historiques forment une première leçon où le nazisme est vu comme une maladie de l’âme. Les écrits politiques donnent une deuxième leçon qui concerne la condition ouvrière. Les écrits spirituels constituent la troisième leçon. Ils datent des trois dernières années de sa vie. Dans les lettres au père Perrin, Simone Weil fait état de sa rencontre avec le Christ dans le seul à seul de l’expérience mystique.


La pesanteur et la grâce
Extraits

« Un mode de purification : prier Dieu, non seulement en secret par rapport aux hommes, mais en pensant que Dieu n’existe pas. » (Renoncement au temps)

« L’humilité a pour objet d’abolir l’imaginaire dans le progrès spirituel. Aucun inconvénient à se croire beaucoup moins avancé qu’on n’est : la lumière n’en opère pas moins son effet, dont la source n’est pas dans l’opinion. Beaucoup à se croire plus avancé, car alors l’opinion a un effet. » (Illusions)

« Dieu et le surnaturel sont cachés et sans forme dans l’univers. Il est bon qu’ils soient cachés et sans nom dans l’âme. Autrement, on risque d’avoir sous ce nom de l’imaginaire (ceux qui ont nourri et vêtu le Christ ne savaient pas que c’était le Christ). Sens des mystères antiques. Le christianisme (catholiques et protestants) parle trop de choses saintes. » (Ibid.)

« Amour imaginaire pour les créatures. On est attaché par une corde à tous les objets d’attachements, et une corde peut toujours se couper. On est aussi attaché par une corde au Dieu imaginaire, au Dieu pour qui l’amour est aussi un attachement. Mais au Dieu réel on n’est pas attaché, et c’est pourquoi il n’y a pas de corde qui puisse être coupée. Il entre en nous. Lui seul peut entrer en nous. Toutes les autres choses restent en dehors, et nous ne connaissons d’elles que les tensions de degré et de direction variables imprimées à la corde quand il y a déplacement d’elles ou de nous. » (Amour)

« Il faut que le mal soit rendu pur — ou la vie est impossible. Dieu seul peut cela. C’est l’idée de la Gîta. C’est aussi l’idée de Moïse, de Mahomet, de l’hitlérisme… Mais Jéhovah, Allah, Hitler sont des dieux terrestres. La purification qu’ils opèrent est imaginaire. » (Le mal)

« La non-violence n’est bonne que si elle est efficace. Ainsi, question du jeune homme à Gandhi concernant sa sœur. La réponse devrait être : use de la force, à moins que tu ne sois tel que tu puisses la défendre avec autant de probabilité de succès, sans violence. A moins que tu ne possèdes un rayonnement dont l’énergie (c’est-à-dire l’efficacité possible, au sens le plus matériel) soit égale à celle contenue dans tes muscles. S’efforce de devenir tel qu’on puisse être non-violent. » (La violence)

« Cas de contradictoires vrais. Dieu existe, Dieu n’existe pas. Où est le problème ? Je suis tout à fait sûre qu’il y a un Dieu, en ce sens que je suis tout à fait sûre que mon amour n’est pas illusoire. Je suis tout à fait sûre qu’il n’y a pas de Dieu, en ce sens que je suis tout à fait sûre que rien de réel ne ressemble à ce que je peux concevoir quand je prononce ce nom. Mais cela que je ne puis concevoir n’est pas une illusion. » (L’athéisme purificateur)

« Entre deux hommes qui n’ont pas l’expérience de Dieu, celui qui le nie en est peut-être le plus près. Le faux Dieu qui ressemble en tout au vrai, excepté qu’on ne le touche pas, empêche à jamais d’accéder au vrai. Croire en un Dieu qui ressemble en tout au vrai, excepté qu’il n’existe pas, car on ne se trouve pas au point où Dieu existe. » (Ibid.)

« La religion en tant que source de consolation est un obstacle à la véritable foi : en ce sens l’athéisme est une purification. Je dois être athée avec la partie de moi-même qui n’est pas faite pour Dieu. Parmi les hommes chez qui la partie surnaturelle d’eux-mêmes n’est pas éveillée, les athées ont raison et les croyants ont tort. » (Ibid.)

« L’attention absolument sans mélange est prière. » (L’attention et la volonté)

« Le poète produit le beau par l’attention fixée sur du réel. De même l’acte d’amour. Savoir que cet homme, qui a faim et soif, existe vraiment autant que moi — cela suffit, le reste suit de même. Les valeurs authentiques et pures de vrai, de beau et de bien dans l’activité d’un être humain se produisent par un seul et même acte, une certaine application à l’objet de la plénitude de l’attention. » (Ibid.)

« Méthode pour comprendre les images, les symboles, etc. Non pas essayer de les interpréter, mais les regarder jusqu’à ce que la lumière jaillisse. D’une manière générale, méthode d’exercer l’intelligence, qui consiste à regarder. Application de cette méthode pour la discrimination du réel et de l’illusoire. Dans la perception sensible, si on n’est pas sûr de ce qu’on voit, on se déplace en regardant, et le réel apparaît. Dans la vie intérieure, le temps tient lieu d’espace. Avec le temps on est modifié et si, à travers les modifications, on garde le regard orienté vers la même chose, en fin de compte l’illusion se dissipe et le réel apparaît. La condition est que l’attention soit un regard et non un attachement. » (Ibid.)

« La connaissance de la misère humaine est difficile au riche, au puissant, parce qu’il est presque invinciblement porté à croire qu’il est quelque chose. Elle est également difficile au misérable parce qu’il est presque invinciblement porté à croire que le riche, le puissant est quelque chose. » (Ibid.)

« Ce n’est pas la faute qui constitue le péché mortel, mais le degré de lumière qui est dans l’âme quand la faute, quelle qu’elle soit, est accomplie. » (Ibid.)

« Il n’y a pas d’autre critérium parfait du bien et du mal que la prière intérieure ininterrompue. Tout ce qui ne l’interrompt pas est permis, tout ce qui l’interrompt est défendu. Il est impossible de faire du mal à autrui quand on agit en état de prière. A condition que ce soit prière véritable. Mais avant d’en arriver là, il faut avoir usé sa volonté propre contre l’observation des règles. » (Dressage)

« Le rationnel au sens cartésien, c’est-à-dire le mécanisme, la nécessité humainement représentable, doit être supposé partout où on le peut, afin de mettre en lumière ce qui lui est irréductible. L’usage de la raison rend les choses transparentes à l’esprit. Mais on ne voit pas le transparent. On voit l’opaque à travers le transparent, l’opaque qui était caché quand le transparent n’était pas transparent. On voit ou les poussières sur la vitre, ou le paysage derrière la vitre, mais jamais la vitre elle-même. Nettoyer la poussière ne sert qu’à voir le paysage. La raison ne doit exercer sa fonction que pour parvenir aux vrais mystères, aux vrais indémontrables qui sont le réel. L’incompris cache l’incompréhensible, et pour ce motif doit être éliminé. » (L’intelligence et la grâce)

« Le nettoyage philosophique de la religion catholique n’a jamais été fait. Pour le faire, il faudrait être dedans et dehors. » (Ibid.)

« La conscience est abusée par le social. L’énergie supplémentaire (imaginative) est en grande partie suspendue au social. Il faut l’en détacher. C’est le détachement le plus difficile. La méditation sur le mécanisme social est à cet égard une purification de première importance. Contempler le social est une voie aussi bonne que se retirer du monde. C’est pourquoi je n’ai pas eu tort de côtoyer si longtemps la politique. » (Le gros animal)

« Dieu a fait à Moïse et à Josué des promesses purement temporelles à une époque où l’Egypte était tendue vers le salut éternel de l’âme. Les Hébreux, ayant refusé la révélation égyptienne, ont eu le Dieu qu’ils méritaient : un Dieu charnel et collectif qui n’a parlé jusqu’à l’exil à l’âme de personne (à moins que, dans les Psaumes) ?… Parmi les personnages des récits de l’Ancien Testament, Abel, Enoch, Noé, Melchisédech, Job, Daniel seuls sont purs. Il n’est pas étonnant qu’un peuple d’esclaves fugitifs, conquérants d’une terre paradisiaque aménagée par des civilisations au labeur des quelles ils n’avaient eu aucune part et qu’ils détruisirent par des massacres — qu’un tel peuple n’ait pu donner grand-chose de bon. Parler de « Dieu éducateur » au sujet de ce peuple est une atroce plaisanterie. Rien d’étonnant qu’il y ait tant de mal dans une civilisation — la nôtre — viciée à sa base et dans son inspiration même par cet affreux mensonge. La malédiction d’Israël pèse sur la chrétienté. Les atrocités, l’Inquisition, les exterminations d’hérétiques et d’infidèles, c’était Israël. Le capitalisme, c’était Israël, notamment chez ses pires ennemis. Il ne peut y avoir de contact « personnel » entre l’homme et Dieu que par la personne du Médiateur. En dehors du Médiateur, la présence de Dieu à l’homme ne peut être que collective, nationale. Israël a simultanément choisi le Dieu national et refusé le Médiateur ; il a peut-être tendu de temps à autre au véritable monothéisme, mais toujours il retombait, et ne pouvait pas ne pas retomber, au Dieu de tribu. » (Israël)

« Le christianisme primitif a fabriqué le poison de la notion de progrès par l’idée de la pédagogie divine formant les hommes pour les rendre capables de recevoir le message du Christ. Cela s’accordait avec l’espoir de la conversion universelle des nations et de la fin du monde comme phénomènes imminents. Mais aucun des deux ne s’étant produit, au bout de dix-sept siècles on a prolongé cette notion de progrès au-delà du moment de la Révélation chrétienne. Dès lors elle devait se retourner contre le christianisme. Les autres poisons mélangés à la vérité du christianisme sont d’origine juive. Celui-là est spécifiquement chrétien. La métaphore de la pédagogie divine dissout la destinée individuelle qui seule compte pour le salut, dans celle des peuples. Le christianisme a voulu chercher une harmonie dans l’histoire. C’est le germe de Hegel et de Marx. La notion d’histoire comme continuité dirigée est chrétienne. Il me semble qu’il y a peu d’idées plus complètement fausses. Chercher l’harmonie dans le devenir, dans ce qui est le contraire de l’éternité. Mauvaise union des contraires. L’humanisme et ce qui s’est ensuivi n’est pas un retour à l’Antiquité, mais un développement de poisons intérieurs au christianisme. » (Ibid.)


Lettre de Simone Weil
à Déodat Roché

Je viens de lire chez Ballard votre belle étude sur l’amour spirituel chez les cathares. J’avais déjà lu auparavant, grâce à Ballard, votre brochure sur le catharisme. Ces deux textes ont fait sur moi une vive impression.

Depuis longtemps déjà je suis vivement attirée vers les cathares, bien que sachant peu de choses à leur sujet. Une des principales raisons de cette attraction est leur opposition concernant l’Ancien Testament, que vous exprimez si bien dans votre article, où vous dites justement que l’adoration de la puissance a fait perdre aux Hébreux la notion du bien et du mal. Le rang de texte sacré accordé à des récits pleins de cruautés impitoyables m’a toujours tenue éloignée du christianisme, d’autant plus que depuis vingt siècles ces récits n’ont jamais cessé d’exercer une influence sur tous les courants de la pensée chrétienne ; si du moins on entend par le christianisme les Eglises aujourd’hui classées dans cette rubrique. Saint-François d’Assise lui-même, aussi pur de cette souillure qu’il est possible de l’être, a fondé un Ordre qui à peine créé a presque aussitôt pris part aux meurtres et aux massacres. Je n’ai jamais pu comprendre comment il est possible à un esprit raisonnable de regarder le Yahvé de la Bible et le Père invoqué dans l’Evangile comme un seul et même être. L’influence de l’Ancien Testament et celle de l’Empire Romain, dont la tradition a été continuée par la papauté, sont à mon avis les deux causes essentielles de la corruption du christianisme.

Vos études m’ont confirmée dans une pensée que j’avais déjà avant de les avoir lues, c’est que le catharisme a été en Europe la dernière expression vivante de l’antiquité pré-romaine. Je crois qu’avant les conquêtes romaines les pays méditerranéens et le Proche-Orient formaient une civilisation non pas homogène, car la diversité était grande d’un pays à l’autre, mais continue ; qu’une même pensée vivait chez les meilleurs esprits, exprimée sous diverses formes dans les mystères et les sectes initiatiques d’Egypte et de Thrace, de Grèce, de Perse, et que les ouvrages de Platon constituent l’expression la plus parfaite que nous possédions de cette pensée. Bien entendu, vu la rareté des documents, une telle opinion ne peut pas être prouvée ; mais entre autres indices Platon lui-même présente toujours sa doctrine comme issue d’une tradition antique, sans jamais indiquer le pays d’origine ; à mon avis, l’explication la plus simple est que les traditions philosophiques et religieuses des pays connus par lui se confondaient en une seule et même pensée. C’est de cette pensée que le christianisme est issu ; mais les gnostiques, les manichéens, les cathares semblent seuls lui être restés vraiment fidèles. Seuls ils ont vraiment échappé à la grossièreté d’esprit, à la bassesse du cœur que la domination romaine a répandues sur de vastes territoires et qui constituent aujourd’hui encore l’atmosphère de l’Europe.

Il y a chez les manichéens quelque chose de plus que dans l’antiquité, du moins l’antiquité connue de nous, quelques conceptions splendides, telles que la divinité descendant parmi les hommes et l’esprit déchiré, dispersé parmi la matière. Mais surtout ce qui fait du catharisme une espèce de miracle, c’est qu’il s’agissait d’une religion et non simplement d’une philosophie. Je veux dire qu’autour de Toulouse au XIIe siècle la plus haute pensée vivait dans un milieu humain et non pas seulement dans l’esprit d’un certain nombre d’individus. Car c’est là, il me semble, la seule différence entre la philosophie et la religion, dès lors qu’il s’agit d’une religion non dogmatique.

Une pensée n’atteint la plénitude d’existence qu’incarnée dans un milieu humain, et par milieu j’entends quelque chose d’ouvert au monde extérieur, qui baigne dans la société environnante, qui est en contact avec toute cette société, non pas simplement un groupe fermé de disciples autour d’un maître. Faute de pouvoir respirer l’atmosphère d’un tel milieu, un esprit supérieur se fait une philosophie ; mais c’est là une ressource de deuxième ordre, la pensée y atteint un degré de réalité moindre. Il y a eu vraisemblablement un milieu pythagoricien, mais nous ne savons presque rien à ce sujet. A l’époque de Platon il n’y avait plus rien de semblable, et l’on sent continuellement dans l’œuvre de Platon l’absence d’un tel milieu et le regret de cette absence, un regret nostalgique.

Excusez ces réflexions décousues ; je voulais simplement vous montrer que mon intérêt pour le catharisme ne procède pas d’une simple curiosité historique, ni même d’une simple curiosité intellectuelle. J’ai lu avec joie dans votre brochure que le catharisme peut être regardé comme un pythagorisme ou un platonisme chrétien ; car à mes yeux rien ne surpasse Platon. La simple curiosité intellectuelle ne peut mettre en contact avec la pensée de Pythagore et de Platon car à l’égard d’une telle pensée la connaissance et l’adhésion ne sont qu’une seule opération de l’esprit. Je pense de même au sujet du catharisme.

Jamais il n’a été si nécessaire qu’aujourd’hui de ressusciter cette forme de pensée. Nous sommes à une époque où la plupart des gens sentent confusément, mais vivement, que ce que l’on nommait au XVIIIe siècle les lumières constitue –y compris la science– une nourriture spirituelle insuffisante ; mais ce sentiment est en train de conduire l’humanité par les plus mauvais chemins. Il est urgent de se reporter, dans le passé, aux époques qui furent favorables à cette forme de vie spirituelle dont ce qu’il y a de plus précieux dans les sciences et les arts constitue simplement un reflet un peu dégradé. C’est pourquoi je souhaite vivement que vos études sur les cathares trouvent auprès du public l’attention et la diffusion qu’elles méritent. Mais des études sur ce thème, si belles qu’elles soient, ne peuvent suffire. Si vous pouviez trouver un éditeur, la publication de ce recueil de textes originaux, accessible au public, serait infiniment désirable.

Publié avec l’autorisation de « Spiritualité cathare - hier, aujourd’hui, demain »

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